« Ce
qui est assez digne de remarque, c’est que certaines de ces erreurs [concernant
l’initiation] ne sont pas seulement le fait de profanes ou de pseudo-initiés,
ce qui n’aurait en somme rien d’extraordinaire, mais aussi de membres
d’organisations authentiquement initiatiques, et parmi lesquels il en est même
qui sont regardés comme des « lumières » dans leur milieu, ce qui est peut-être
une des preuves les plus frappantes de cet actuel état de dégénérescence auquel
nous faisions allusion tout à l’heure. À ce propos, nous pensons pouvoir
exprimer, sans trop risquer qu’il soit mal interprété, le souhait que, parmi
les représentants de ces organisations, il s’en trouve tout au moins
quelques-uns à qui les considérations que nous exposons contribueront à rendre
la conscience de ce qu’est véritablement l’initiation » (René Guénon – Aperçus
sur l’Initiation – Avant-propos – 1946)
Parmi
les méprises qui pullulent au sein du monde moderne est la confusion entretenue entre psychique et spirituel. Elle
se manifeste de manière récurrente et sous différents aspects comme étant
certainement l’un des moyens les plus efficaces pour détourner les bonnes
volontés d’avoir accès à ce qui est véritablement supra-humain, condamnant
ainsi le chercheur à une perspective tronquée et illusoire.
Expliquer
les doctrines traditionnelles au travers du prisme de l’interprétation
psychologique n’est qu’une manifestation parmi d’autres de la confusion entre
psychique et spirituel. Et cette confusion, même quand elle ne va pas jusqu’à
une subversion comme celle de la psychanalyse, assimilant le spirituel à ce
qu’il y a de plus inférieur dans l’ordre psychique, n’en est pas moins
extrêmement grave dans tous les cas.
Il y
a d’ailleurs là, en quelque sorte, une conséquence naturelle du fait que les
Occidentaux, depuis longtemps déjà, ne savent plus distinguer l’« âme » et l’«
esprit » (et le dualisme cartésien y est assurément pour beaucoup puisqu’il
confond en une seule et même chose tout ce qui n’est pas le corps, et que cette
chose vague et mal définie y est désignée indifféremment par l’un et l’autre
nom) ; aussi cette confusion se manifeste-t-elle à chaque instant jusque dans
le langage courant ; le nom d’« esprits », donné vulgairement à des « entités »
psychiques qui n’ont certes rien de « spirituel », et la dénomination même du «
spiritisme » qui en est dérivée, sans parler de cette autre erreur qui fait
aussi appeler « esprit » ce qui n’est en réalité que le « mental », en seront
ici des exemples suffisants.
Il
n’est que trop facile de voir les conséquences fâcheuses qui peuvent résulter
d’un pareil état de choses : propager cette confusion, surtout dans les
conditions actuelles, c’est, qu’on le veuille ou non, engager des êtres à se
perdre irrémédiablement dans le chaos du « monde intermédiaire », et par là
même, c’est faire, souvent inconsciemment d’ailleurs, le jeu des forces «
sataniques » qui régissent ce que nous avons appelé la « contre-initiation ».
Ici,
il importe de bien préciser afin d’éviter tout malentendu : on ne peut pas dire
qu’un développement quelconque des possibilités d’un être, même dans un ordre
peu élevé comme celui que représente le domaine psychique, soit essentiellement
« maléfique » en lui-même ; mais il ne faut pas oublier que ce domaine est par
excellence celui des illusions, et il faut d’ailleurs toujours savoir situer chaque
chose à la place qui lui appartient normalement ; en somme, tout dépend de
l’usage qui est fait d’un tel développement, et avant tout il est nécessaire de
considérer s’il est pris pour une fin en soi, ou au contraire pour un simple
moyen en vue d’atteindre un but d’ordre supérieur.
En
effet, n’importe quoi peut, suivant les circonstances de chaque cas
particulier, servir d’occasion ou de « support » à celui qui s’engage dans la
voie qui doit le mener à une « réalisation » spirituelle ; cela est vrai
surtout au début, en raison de la diversité des natures individuelles dont
l’influence est alors à son maximum, mais il en est encore ainsi, jusqu’à un
certain point, tant que les limites de l’individualité ne sont pas entièrement
dépassées. Mais, d’un autre côté, n’importe quoi peut tout aussi bien être un
obstacle qu’un « support » si l’être s’y arrête et se laisse illusionner et
égarer par certaines apparences de « réalisation » qui n’ont aucune valeur
propre et ne sont que des résultats tout accidentels et contingents, si même on
peut les regarder comme des résultats à un point de vue quelconque ; et ce
danger d’égarement existe toujours, précisément, tant qu’on n’est encore que
dans l’ordre des possibilités individuelles ; c’est d’ailleurs en ce qui
concerne les possibilités psychiques qu’il est incontestablement le plus grand,
et cela d’autant plus, naturellement que ces possibilités sont d’un ordre plus
inférieur.
Le
danger est certainement beaucoup moins grave quand il ne s’agit que de
possibilités d’ordre simplement corporel et physiologique ; nous pouvons citer
ici comme exemple l’erreur de certains Occidentaux qui, comme nous le disions
plus haut, prennent le Yoga, ou du moins le peu qu’ils connaissent de ses
procédés préparatoires, pour une sorte de méthode de « culture physique » ;
dans un pareil cas, on ne court guère que le risque d’obtenir, par des «
pratiques » accomplies inconsidérément et sans contrôle, un résultat tout
opposé à celui qu’on recherche, et de ruiner sa santé en croyant l’améliorer.
Ceci
ne nous intéresse en rien, sinon en ce qu’il y a là une grossière déviation
dans l’emploi de ces « pratiques » qui, en réalité, sont faites pour un tout
autre usage, aussi éloigné que possible de ce domaine physiologique, et dont
les répercussions naturelles dans celui-ci ne constituent qu’un simple «
accident » auquel il ne convient pas d’attacher la moindre importance.
Cependant,
il faut ajouter que ces mêmes « pratiques » peuvent avoir aussi, à l’insu de
l’ignorant qui s’y livre comme à une « gymnastique » quelconque, des
répercussions dans les modalités subtiles de l’individu, ce qui, en fait, en
augmente considérablement le danger : on peut ainsi, sans s’en douter
aucunement, ouvrir la porte à des influences de toute sorte (et, bien entendu,
ce sont toujours celles de la qualité la plus basse qui en profitent en premier
lieu), contre lesquelles on est d’autant moins prémuni que parfois on ne
soupçonne même pas leur existence, et qu’à plus forte raison on est incapable
de discerner leur véritable nature ; mais il n’y a là, du moins, aucune
prétention « spirituelle ».
Il
en va tout autrement dans certains cas où entre en jeu la confusion du
psychique proprement dit et du spirituel, confusion qui se présente d’ailleurs
sous deux formes inverses : dans la première, le spirituel est réduit au
psychique, et c’est ce qui arrive notamment dans le genre d’explications psychologiques
dont nous avons parlé ; dans la seconde, le psychique est au contraire pris
pour le spirituel, et l’exemple le plus vulgaire en est le spiritisme, mais les
autres formes plus complexes du « néo-spiritualisme » procèdent toutes
également de cette même erreur. Dans les deux cas, c’est toujours, en
définitive, le spirituel qui est méconnu ; mais le premier concerne ceux qui le
nient purement et simplement, tout au moins en fait, sinon toujours d’une façon
explicite, tandis que le second concerne ceux qui se donnent l’illusion d’une
fausse spiritualité, et c’est ce dernier cas que nous avons plus
particulièrement en vue présentement.
La
raison pour laquelle tant de gens se laissent égarer par cette illusion est
assez simple au fond : certains recherchent avant tout de prétendus « pouvoirs
», c’est-à-dire, en somme, sous une forme ou sous une autre, la production de «
phénomènes » plus ou moins extraordinaires ; d’autres s’efforcent de « centrer
» leur conscience sur des « prolongements » inférieurs de l’individualité
humaine, les prenant à tort pour des états supérieurs, simplement parce qu’ils
sont en dehors du cadre où s’enferme généralement l’activité de l’homme « moyen
», cadre qui, dans l’état qui correspond au point de vue profane de l’époque
actuelle, est celui de ce qu’on est convenu d’appeler la « vie ordinaire » dans
laquelle n’intervient aucune possibilité d’ordre extra-corporel.
Pour
ces derniers encore, du reste, c’est l’attrait du « phénomène », c’est-à-dire,
au fond, la tendance « expérimentale » inhérente à l’esprit moderne, qui est le
plus souvent à la racine de l’erreur : ce qu’ils veulent en effet obtenir ce
sont toujours des résultats qui soient en quelque sorte « sensibles », et c’est
là ce qu’ils croient être une « réalisation » ; mais cela revient justement à
dire que tout ce qui est vraiment d’ordre spirituel leur échappe entièrement,
qu’ils ne le conçoivent même pas, si lointainement que ce soit, et que,
manquant totalement de « qualification » à cet égard, il vaudrait encore beaucoup
mieux pour eux qu’ils se contentent de rester enfermés dans la banale et
médiocre sécurité de la « vie ordinaire ».
Bien
entendu, il ne s’agit aucunement ici de nier la réalité des « phénomènes » en
question comme tels ; ils ne sont même que trop réels, pourrions-nous dire, et
ils n’en sont que plus dangereux ; ce que nous contestons formellement, c’est
leur valeur et leur intérêt, surtout au point de vue d’un développement
spirituel, et c’est précisément là-dessus que porte l’illusion.
Si
encore il n’y avait là qu’une simple perte de temps et d’efforts, le mal ne
serait pas très grand après tout ; mais en général, l’être qui s’attache à ces
choses devient ensuite incapable de s’en affranchir et d’aller au delà, et il
est ainsi irrémédiablement dévié ; on connaît bien, dans toutes les traditions
orientales, le cas de ces individus qui, devenus de simples producteurs de «
phénomènes », n’atteindront jamais à la moindre spiritualité. Mais il y a plus
encore : il peut y avoir là une sorte de développement « à rebours » qui non
seulement n’apporte aucune acquisition valable, mais éloigne toujours davantage
de la « réalisation » spirituelle, jusqu’à ce que l’être soit définitivement
égaré dans ces « prolongements » inférieurs de son individualité auxquels nous
faisions allusion tout à l’heure, et par lesquels il ne peut entrer en contact
qu’avec l’« infra-humain » ; sa situation est alors sans issue, ou du moins il
n’y en a qu’une, qui est une « désintégration » totale de l’être conscient ; et
c’est là proprement, pour l’individu, l’équivalent de ce qu’est la dissolution
finale pour l’ensemble du « cosmos » manifesté.
On
ne saurait trop se méfier, à cet égard plus encore peut-être qu’à tout autre
point de vue, de tout appel au « subconscient », à l’« instinct », à l’«
intuition » infra-rationnelle, voire même à une « force vitale » plus ou moins
mal définie, en un mot à toutes ces choses vagues et obscures que tendent à
exalter la philosophie et la psychologie nouvelles et qui conduisent plus ou
moins directement à une prise de contact avec les états inférieurs. À plus
forte raison doit-on se garder avec une extrême vigilance (car ce dont il
s’agit ne sait que trop bien prendre les déguisements les plus insidieux) de
tout ce qui induit l’être à « se fondre », nous dirions plus volontiers et plus
exactement à « se confondre » ou même à « se dissoudre » dans une sorte de «
conscience cosmique » exclusive de toute « transcendance », donc de toute
spiritualité effective ;
c’est
là l’ultime conséquence de toutes les erreurs antimétaphysiques que désignent,
sous leur aspect plus spécialement philosophique, des termes comme ceux de «
panthéisme », d’« immanentisme » et de « naturalisme », toutes choses
d’ailleurs étroitement connexes, conséquence devant laquelle certains
reculeraient assurément s’ils pouvaient savoir vraiment de quoi ils parlent.
C’est là, en effet, prendre littéralement la spiritualité « à rebours », lui
substituer ce qui en est véritablement l’inverse, puisqu’il conduit
inévitablement à sa perte définitive, et c’est en quoi consiste le « satanisme
» proprement dit ; qu’il soit du reste conscient ou inconscient suivant les
cas, cela change assez peu les résultats ; et il ne faut pas oublier que le «
satanisme inconscient » de certains, plus nombreux que jamais à notre époque de
désordre étendu à tous les domaines, n’est véritablement, au fond, qu’un
instrument au service du « satanisme conscient » des représentants de la «
contre-initiation ».
Nous
avons eu ailleurs l’occasion de signaler le symbolisme initiatique d’une «
navigation » s’accomplissant à travers l’Océan qui représente le domaine
psychique, et qu’il s’agit de franchir en évitant tous ses dangers pour
parvenir au but1 ;
mais
que dire de celui qui se jetterait en plein milieu de cet Océan et n’aurait
d’autre aspiration que de s’y noyer ? C’est là, très exactement, ce que
signifie cette soi-disant « fusion » avec une « conscience cosmique » qui n’est
en réalité rien d’autre que l’ensemble confus et indistinct de toutes les
influences psychiques, lesquelles, quoi que certains puissent s’imaginer, n’ont
certes absolument rien de commun avec les influences spirituelles, même s’il
arrive qu’elles les imitent plus ou moins dans quelques-unes de leurs
manifestations extérieures (car c’est là le domaine où la « contrefaçon »
s’exerce dans toute son ampleur, et c’est pourquoi ces manifestations «
phénoméniques » ne prouvent jamais rien par elles-mêmes, pouvant être tout à
fait semblables chez un saint et chez un sorcier).
Ceux
qui commettent cette fatale méprise oublient ou ignorent tout simplement la
distinction des « Eaux supérieures » et des « Eaux inférieures » ; au lieu de
s’élever vers l’Océan d’en haut, ils s’enfoncent dans les abîmes de l’Océan
d’en bas ; au lieu de concentrer toutes leurs puissances pour les diriger vers
le monde informel, qui seul peut être dit « spirituel », ils les dispersent
dans la diversité indéfiniment changeante et fuyante des formes de la
manifestation subtile (qui est bien ce qui correspond aussi exactement qu’il
est possible à la conception de la « réalité » bergsonienne), sans se douter
que ce qu’ils prennent pour une plénitude de « vie » n’est effectivement que le
royaume de la mort et de la dissolution sans retour.
René
Guénon – Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps – La confusion du
psychique et du spirituel
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