Un groupe d’intellectuels africains* appelle les dirigeants
africains à agir pour contrer le coronavirus. Nous reproduisons leur
appel en intégralité ci-dessous:
LES RISQUES QUI PLANENT SUR LE CONTINENT AFRICAIN, relatifs à la
propagation du COVID-19, nous interpellent individuellement et
collectivement. L’heure est grave. Elle ne consiste pas à juguler une
énième crise humanitaire «africaine» mais à contenir les effets d’un
virus qui vient bousculer l’ordre du monde et interroger les fondements
de notre vivre ensemble. La pandémie du coronavirus met à nu ce que
les classes moyennes et aisées vivant dans les grandes mégalopoles du
continent ont feint de ne pas voir.
Depuis près de dix ans, en effet,
certains médias, intellectuels, hommes politiques et institutions
financières internationales s’accrochent à l’image d’une Afrique en
mouvement, d’une Afrique nouvelle frontière de l’expansion capitaliste.
Une Afrique sur la voie de l’émergence économique ; une Afrique dont
les taux de croissance positifs feraient pâlir d’envie plus d’un pays
du Nord. Une telle représentation que l’on finissait par croire réelle
à force d’en rêver se déchire désormais devant une crise multiforme
qui n’a pas encore livré tous ses secrets.
Dans le même temps, l’ordre global multilatéral que l’on se
figurait encadré par un minimum de traités se délite sous nos yeux,
faisant place à une lutte géopolitique féroce. Ce nouveau contexte de
guerre d’influence économique “du tous contre tous” laisse dans
l’ombre les pays du Sud, en leur rappelant s’il le fallait le rôle qui
leur échoit : celui de spectateurs dociles d’un ordre du monde qui se
construit par-devers eux.
La pandémie du COVID-19 pourrait saper les bases des États et des
administrations africaines dont les défaillances profondes ont trop
longtemps été ignorées par la majorité des dirigeants du continent
et leur entourage.
Il est impossible de les évoquer toutes, tant elles
sont nombreuses : sous-investissement dans les secteurs de la santé
publique et de la recherche fondamentale, insécurité alimentaire,
gaspillage des finances publiques, priorisation d’infrastructures
routières, énergétiques et aéroportuaires aux dépens du bien-être
humain, etc.
Autant de sujets qui font pourtant l’objet d’une
littérature spécialisée, désormais abondante, mais qui semblent
avoir peu pénétré les cercles du pouvoir des différents États du
continent. La preuve la plus évidente de ce fossé est fournie par la
gestion actuelle de la crise.
De la nécessité de gouverner avec compassion
Reprenant sans souci contextuel le modèle de «containment» et des
régimes d’exception adoptés par les pays du Nord, nombreux sont les
dirigeants africains imposant un confinement brutal à leurs populations
souvent ponctué, lorsqu’il est n’est pas respecté, de violences
policières. Si de telles mesures satisfont les classes aisées, à
l’abri de la promiscuité et ayant la possibilité de travailler à
domicile, elles demeurent punitives pour ceux qui, pour utiliser une
formulation répandue à Kinshasa, doivent recourir à «l’article 15»,
c’est-à-dire à la débrouille et aux activités dites informelles.
Soyons clairs. Il n’est nullement question d’opposer sécurité
économique et sécurité sanitaire mais plutôt d’insister sur la
nécessité pour les gouvernements africains de prendre en compte les
conditions de précarité chronique vécue par la majorité de leurs
populations. Cela, d’autant plus que le continent africain a une
longueur d’avance sur le Nord en matière de gestion de crises
sanitaires de grande ampleur, au regard du nombre de pandémies qui
l’ont frappé ces dernières années. La nature ayant horreur du vide,
plusieurs initiatives fragiles provenant de la “société civile” se
mettent progressivement en place.
En aucun cas pourtant, le dynamisme d’individus ou d’acteurs privés
ne peut pallier la désorganisation et l’impréparation chronique que
seuls les États seraient en mesure d’endiguer à travers le continent.
Plutôt que de subir et tendre la main à nouveau en attendant meilleure
fortune, il serait d’ores et déjà souhaitable de repenser notre vivre
ensemble en partant de nos contextes spécifiques et des ressources
diverses que nous avons. Notre conviction est que l’urgence ne peut, et
ne doit pas, constituer un mode de gouvernance. Il s’agit de saisir ce
moment de crise majeure comme une opportunité afin de revoir les
politiques publiques, de faire en sorte notamment qu’elles œuvrent en
faveur des populations africaines et selon les priorités africaines.
Bref, il s’agit de mettre en avant la valeur de chaque être humain,
quel qu’il soit et quelles que soient ses appartenances, au-delà des
logiques de profit, de domination et de monopolisation du pouvoir.
Au-delà de l’urgence
Les dirigeants africains doivent, et peuvent, proposer à leurs
peuples une nouvelle idée politique d’Afrique. C’est une question de
survie et non d’arguties intellectuelles comme on a trop souvent
tendance à le croire. De profondes réflexions sont nécessaires sur la
gestion et le fonctionnement des administrations nationales, de la
fonction de l’État et de la place des normes juridiques dans la
distribution et l’équilibre des pouvoirs à l’aune de systèmes de
pensées adaptés aux réalités du continent.
En effet, la seconde
étape de nos indépendances politiques ne se réalisera que sur les
terrains de l’inventivité politique et sociale, de la prise en charge
par nous-mêmes de notre destinée commune. Des initiatives en ce sens
existent déjà. Elles mériteraient simplement d’être écoutées,
discutées et encouragées. Le panafricanisme aussi a besoin d’un
nouveau souffle. Il doit retrouver son inspiration originelle après des
décennies d’errements. Si les progrès en matière d’intégration du
continent ont été faibles jusque-là, la raison est que celle-ci n’a
été conçue que sur la base de la seule “doxa” du libéralisme
économique.
Or, la pandémie du coronavirus montre tristement
l’insuffisance de la réponse collective du continent autant sur le
volet sanitaire qu’ailleurs. Plus que jamais, nous sommes placés devant
la nécessité d’une gestion concertée et intégrée de domaines
relatifs à la santé publique, à la recherche fondamentale dans toutes
les disciplines scientifiques et aux politiques sociales.
Dans cette
perspective, il est important de repenser la santé comme un bien public
essentiel, de revaloriser le statut du personnel de la santé, de
relever les plateaux techniques des hôpitaux à un niveau qui permet à
tous, y compris les gouvernants eux-mêmes, de se faire soigner en
Afrique. Cette lettre est un morceau de rappel, de rappel de l’évidence
: le continent africain doit reprendre son destin en main. Or c’est
dans les moments difficiles que des orientations nouvelles doivent être
décidées et que des solutions pérennes doivent être mises en place.
Cette lettre est destinée aux dirigeants africains de tous bords,
aux peuples africains et à ceux qui essaient de penser le continent.
Nous les invitons à saisir l’opportunité de cette crise pour
mutualiser leurs efforts afin de repenser l’idée d’un État au service
du bien-être des peuples, de rompre avec le modèle de développement
basé sur le cercle vicieux de l’endettement extérieur, de sortir de la
vision orthodoxe de la croissance pour la croissance, et du profit pour
le profit.
Il s’agit pour l’Afrique de retrouver la liberté
intellectuelle et la capacité de créer sans lesquelles aucune
souveraineté n’est envisageable. De rompre avec la sous-traitance de
nos prérogatives souveraines, de renouer avec les configurations
locales, de sortir de l’imitation stérile, d’adapter la science, la
technique et les programmes de recherche à nos contextes historiques et
sociaux, de penser nos institutions en fonction de nos communes
singularités et de ce que nous avons, de penser la gouvernance
inclusive, le développement endogène, de créer de la valeur en
Afrique afin de diminuer notre dépendance systémique.
Surtout, il est
primordial de ne pas oublier que le continent dispose de suffisamment de
ressources matérielles et humaines pour bâtir une prospérité
partagée sur des bases égalitaires et respectueuses de la dignité de
chacun. L’absence de volonté politique et les agissements de
l’extérieur ne peuvent plus constituer des excuses pour nos turpitudes.
Nous n’avons pas le choix : nous devons changer de cap. Il est plus que
temps !
Signataires
Wole Soyinka (Prix Nobel de Littérature 1986)Makhily Gassama (Essayiste)
Cheikh Hamidou Kane (Écrivain)
Odile Tobner (Librairie des Peuples Noirs, Yaoundé)
Iva Cabral (Université lusophone de Mindelo)
Olivette Otele (Bristol University)
Boubacar Boris Diop (American University of Nigeria)
Siba N’Zatioula Grovogui (Cornell University)
Véronique Tajdo (Écrivain)
Francis Nyamnjoh (University of Cape Town)
Ibrahim Abdullah (Fourah Bay College)
Maria Paula Meneses (Université de Coimbra)
Amadou Elimane Kane (Institut Culturel Panafricain et de Recherche de Yene)
Inocência Mata (Université de Lisbonne)
Anthony Obeng (Institut Africain de Développement économique et de Planification)
Aisha Ibrahim (Fouray Bay College)
Makhtar Diouf (Université Cheikh Anta Diop de Dakar)
Koulsy Lamko (Écrivain)
Mahamadou Lamine Sagna (American University of Nigeria)
Carlos Nuno Castel-Branco (Économiste, Mozambique)
Touriya Fili-Tullon (Université Lyon 2)
Kako Nubupko (Université de Lomé)
Rosania da Silva (University Foundation for the Development of Education)
Amar Mohand-Amer (CRASC, Oran)
Mame Penda Ba (Université Gaston Berger)
Medhi Alioua (Université Internationale de Rabat)
Rama Salla Dieng (University of Edimburg)
Yoporeka Somet (philosophe, égyptologue, Burkina Faso)
Gazibo Mamoudou (Université de Montréal)
Fatou Kiné Camara (Université Cheikh Anta Diop)
Jonathan b (Witwatersrand University)
Rosa Cruz e Silva (Université Agostinho Neto)
Ismail Rashid (Vassar College)
Abdellali Hajjat (Université Libre de Bruxelles)
Maria das Neves Baptista de Sousa (Université Lusíada de São Tomé e Príncipe)
Lazare Ki-Zerbo (Philosophe)
Lina Benabdallah (Wake Forest University)
Iolanda Evora (Université de Lisbonne)
Kokou Edem Christian Agbobli (Université du Québec à Montréal)
Opeyemi Rabiat Akande (Harvard University)
Lourenço do Rosário (Université Polytechnique du Mozambique)
Issa Ndiaye (Université de Bamako)
Yolande Bouka (Queen’s University)
Adama Samaké (Université Félix Houphouët Boigny)
Bruno Sena Martins (Université de Coimbra)
Charles Ukeje (University of Ile Ife)
Isaie Dougnon (Fordham University)
Cláudio Alves Furtado (Université fédérale de Bahia, Université du Cap-Vert)
Ebrima Ceesay (University of Birmingham)
Rita Chaves (Université de São Paolo)
Benaouda Lebdai (Université du Mans)
Guillaume Johnson (CNRS, Paris-Dauphine)
Ayano Mekonnen (University of Missouri)
Thierno Diop (Université Cheikh Anta Diop de Dakar)
Mbemba Jabbi (University of Texas)
Abdoulaye Kane (University of Florida)
Muhammadu M.O. Kah (American University of Nigeria & University of the Gambia)
Alpha Amadou Barry Bano (Université de Sonfonia)
Sean Jacobs (The New School of International Affairs)
Yacouba Banhoro (Université Ouaga 1 Joseph Ki-Zerbo)
Dialo Diop (Université Cheikh Anta Diop de Dakar)
Rahmane Idrissa (African Studies Center, Leiden)
José Luís Cabaco (Universidade Técnica de Moçambique)
Mouhamadou Ngouda Mboup (Université Cheikh Anta Diop de Dakar)
Hassan Remanoun (Université d’Oran)
Oumar Ba (Morehouse College)
Salif Diop (Université Cheikh Anta Diop de Dakar)
Narciso Matos (Université Polytechnique du Mozambique)
Mame Thierno Cissé (Université Cheikh Anta Diop de Dakar)
Demba Moussa Dembélé (ARCADE, Sénégal)
Many Camara (Université d’Angers)
Ibrahima Wane (Université Cheikh Anta Diop de Dakar)
Thomas Tieku (King’s University College, Western University)
Jibrin Ibrahim (Center for Democracy and Development)
El Hadji Samba Ndiaye (Université Cheikh Anta Diop de Dakar)
Benabbou Senouci (Université d’Oran)
José Luís Cabaço (Université technique du Mozambique)
Firoze Manji (Daraja Press)
Mansour Kedidir (CRASC, Oran)
Abdoul Aziz Diouf (Université Cheikh Anta Diop de Dakar)
Mohamed Nachi (Université de Liège)
Alain Kaly (Universidade Federal Rural do Rio de Janeiro)
Last Dumi Moyo (American University of Nigeria)
Hafsi Bedhioufi (Université de la Manouba)
Abdoulaye Niang (Université Gaston Berger de Saint-Louis) Lionel
Zevounou (Université Paris Nanterre)
Amy Niang (University of the Witwatersrand)
Ndongo Samba Sylla (Économiste, Sénégal
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