Tout le monde se souvient de ce dessin animé de Tex Avery dans lequel
un personnage, poursuivi par un autre, dépasse en courant le bord d’une
falaise, continue de courir, emporté par son élan, reste un moment en
suspens dans le vide, tout occupé à sa poursuite, jusqu’à comprendre
qu’il n’a plus de sol sous ses pieds, et tomber comme une pierre.
Enfant, on a tous ri beaucoup de cette scène.
Aujourd’hui, nous vivons exactement la situation, et c’est beaucoup moins drôle.
Les humains continuent de courir, emportés par l’impulsion que leur
donnent les sommes vertigineuses déversées par les banques centrales et
les gouvernements. Ils approchent du bord du vide, et se préparent à
dépasser la falaise pour se trouver en suspens dans le vide, continuant,
comme ce personnage, à avoir les mêmes préoccupations qu’avant ; tout
occupé à savoir s’ils pourront bientôt déjeuner dans un restaurant, ou
partir en vacances, ou retrouver des amis. En particulier, en France,
après des mois de repos forcé, bien des gens ne pensent qu’au prochain
pont de quatre jours, qu’ils s’octroient allégrement.
Peu de gens réalisent l’ampleur de la chute qui nous attend. Peu de gens veulent entendre parler de la réalité : Aux Etats-Unis, la production va baisser de plus d’un tiers au deuxième trimestre, et sans doute d’un cinquième sur toute l’année ; en Europe, ce sera à peine moins. Aux Etats-Unis, près d’un quart de la population est menacé de perdre son emploi ; en Europe, ce sera à peine moins.
En France, une
entreprise sur quatre envisage de licencier. Dans les pays émergents,
1,6 milliards de gens, travaillant dans le secteur informel, vont sans
doute perdre la seule source de revenu de leur famille.
Est-ce qu’on comprend vraiment ce que ces données signifient ? Quand va-t-on le réaliser ?
Quand va-t-on se résigner à admettre que, sans médicament ni vaccin,
un retour de la pandémie peut rendre l’avenir plus sombre encore ? Quand
va-t-on cesser de ne regarder que les sourires du printemps pour
accepter de voir l’immensité des drames à venir pendant l’automne, et
des chantiers à ouvrir pendant l’été, pour les éviter ?
Quand va-t-on cesser de croire qu’un déluge d’argent suffira à
fournir à l’économie mondiale les moyens de franchir sans dommage ce
précipice ?
Car ce n’est pas en noyant de crédit les entreprises que les banques
centrales pourront les sauver d’une crise de solvabilité. Ce n’est pas
non plus en leur apportant du capital que l’Etat pourra les sauver d’une
absence de chiffre d’affaires ; à moins qu’on soit prêt à nationaliser
tous les restaurants et toutes les PME.
On ne les sauvera qu’en les aidant à trouver des clients.
Et pour cela, il faut les amener à produire au plus vite ce pourquoi
les consommateurs seront peut-être prêts à débourser les sommes
vertigineuses qu’ils épargnent depuis des mois. Cela suppose d’orienter
les producteurs vers ce que je nomme les « industries de la vie ». Et de
former en urgence à ces nouveaux métiers tous ceux qui, sans cela, se
retrouveront bientôt au chômage. Et pour très longtemps.
Pour relever un tel défi, on ne peut se contenter de ne se préoccuper
que de ce qui va se passer dans les quinze prochains jours, ou même
dans les deux prochains mois ; de croire qu’il suffira de continuer à
vivre comme par le passé et d’attendre le retour du monde d’antan ; de
croire que le virtuel, qui nous a envahi, nous protègera des drames du
réel.
Si on ne le fait pas au plus vite, le pire est certain ; et cette
brève période qui suivit le confinement paraîtra bientôt même comme un
moment très heureux. Comme le dernier moment d’une civilisation en
suspens avant sa chute.
Il est encore temps d’éviter de s’engager au-dessus de la falaise et
de prendre un autre chemin. Il y faudra beaucoup de courage. Rien n’est
plus difficile que de s’extraire d’un déni de réalité. Rien non plus ne
rend plus libre.
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