Captif, un jeune lion grandissait et plus il grandissait,
plus les barreaux de sa cage grossissaient, du moins c'est le jeune lion qui le
croyait... En réalité, on le changeait de cage pendant son sommeil.
Quelquefois,
des hommes venaient et lui jetaient de la poussière dans les yeux, d'autres lui
donnaient des coups de canne sur la tête et il pensait : « Ils sont
méchants et bêtes, mais ils pourraient l'être davantage; ils ont tué mon père,
ils ont tué ma mère, ils ont tué mes frères, un jour sûrement ils me tueront,
qu'est-ce qu'ils attendent ? »
Et il
attendait aussi.
Et il ne
se passait rien.
Un beau
jour : du nouveau... Les garçons de la ménagerie placent des bancs devant la
cage, des visiteurs entrent et s'installent.
Curieux,
le lion les regarde.
Les
visiteurs sont assis... ils semblent attendre quelque chose... un contrôleur
vient voir s'ils ont bien pris leurs tickets... il y a une dispute, un petit
monsieur s'est placé au premier rang... il n'a pas de ticket... alors le
contrôleur le jette dehors à coups de pied dans le ventre... tous les autres
applau-dissent.
Le lion
trouve que c'est très amusant et croit que les hommes sont devenus plus gentils
et qu'ils viennent simplement voir, comme ça, en passant :
« Ça
fait bien dix minutes qu'ils sont là, pense-t-il, et personne ne m'a fait de
mal, c'est exceptionnel, ils me rendent visite en toute simplicité, je voudrais
bien faire quelque chose pour eux... »
Mais la
porte de la cage s'ouvre brusquement et un homme apparaît en hurlant :
« Allez
Sultan, saute Sultan ! »
Et le lion
est pris d'une légitime inquiétude, car il n'a encore jamais vu de dompteur.
Le
dompteur a une chaise dans la main, il tape avec la chaise contre les barreaux de
la cage, sur la tête du lion, un peu partout, un pied de la chaise casse,
l'homme jette la chaise et, sortant de sa poche un gros revolver, il se met à
tirer en l'air.
« Quoi
? dit le lion, qu'est-ce que c'est que ça, pour une fois que je reçois du monde,
voilà un fou, un énergumène qui entre ici sans frapper, qui brise les meubles,
qui tire sur mes invités, ce n'est pas comme il faut. » Et sautant sur le
dompteur, il entreprend de le dévorer, plutôt par désir de faire un peu d'ordre
que par pure gourmandise...
Quelques-uns
des spectateurs s'évanouissent, la plupart se sauvent, le reste se précipite
vers la cage et tire le dompteur par les pieds, on ne sait pas trop pourquoi ;
mais l'affolement, c'est l'affolement, n'est-ce pas ?
Le lion
n'y comprend rien, ses invités le frappent à coups de parapluie, c'est un
horrible vacarme.
Seul un
Anglais reste assis dans son coin et répète : « Je l'avais prévu, ça
devait arriver, il y a dix ans que je l'avais prédit... »
Alors,
tous les autres se retournent contre lui et crient :
« Qu'est-ce
que vous dites ?.. C'est de votre faute tout ce qui arrive, sale étranger,
est-ce que vous avez seulement payé votre place ? » etc.
Et voilà
l'Anglais qui reçoit des coups de parapluie...
« Mauvaise
journée pour lui aussi ! » pense le lion.
-
Jacques Prévert
in Histoires (1951)
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