vendredi 19 août 2016

« Pitié pour la nation divisée... »


... Pitié pour la nation où existent mille croyances mais aucune religion.
Pitié pour la nation dont les habitants portent un vêtement qu’ils n’ont pas tissé eux-mêmes, mangent un pain dont ils n’ont pas récolté le grain et boivent un vin qui n’a pas coulé de leurs pressoirs.
Pitié pour la nation où l’on acclame un bravache comme un héros et où l’on estime bienfaisant un conquérant glorieux.
Pitié pour la nation où l’on méprise une passion dans les rêves pour s’y soumettre au réveil.
Pitié pour la nation où l’on n’élève la voix que dans les processions de funérailles, où l’on ne se glorifie qu’au milieu des ruines et où l’on ne se révolte que lorsqu’on a la nuque coincée entre le glaive et le billot.
Pitié pour la nation dont l’homme d’État est un renard, le philosophe un bateleur, et l’art un art du rafistolage et de contrefaçon.
Pitié pour la nation où l’on accueille un nouveau souverain aux accents de la trompette pour le renvoyer sous les huées et en acclamer un autre aux mêmes accents de trompette que le précédent.
Pitié pour la nation où les sages sont rendus muets par l’âge, tandis que les hommes vigoureux sont encore au berceau.
Pitié pour la nation divisée, dont chaque partie revendique pour elle-même le nom de nation.
Le Jardin du prophète, traduit de l’anglais par Claire Dubois, Casterman ; Paris, 1979.
Khalil Gibran

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