samedi 10 juin 2017

A l'ECOLE DU SILENCE...

Parler de silence comme il convient n’est guère possible qu’à celui qui s’est fait le serviteur du silence; or, que voilà un maître exigeant. Il est si naturel de faire du bruit et si difficile de se dominer dans les choses médiocres. Et puis d’employer la parole pour décrire le silence est paradoxal; et cependant les conditions de nos facultés infirmes nous obligent pour connaître une chose à en prendre le contre-pied.

Les Brahmanes vénérables font ainsi quand ils définissent l’Absolu par la négation fameuse:  » Ni ceci ni cela « . Et cependant de même que l’Absolu est à la fois tout le possible et l’impossible, le Silence n’est pas que le non-parler; il est une entité positive; il est un génie; il est un royaume invisible, réel, peuplé; il possède comme tout être deux guides: un ange de Lumière et un ange de Ténèbres.
Tout parle dans l’Univers par périodes; et par périodes aussi tout écoute. On s’inquiète beaucoup communément de savoir ce que disent les créatures; mais quelques sages cherchent plutôt à connaître ce qu’elles taisent; souvenez-vous de la grande règle de l’Institut pythagoricien; et si la sagesse antédiluvienne dont les Brahmanes furent les plus récents héritiers, donne à l’Initiateur suprême le titre de  » silencieux « , la sagesse éternelle de notre Jésus réclame de nous, en certains cas, la perfection du silence.
Le monde des sons contient la nourriture intellectuelle de notre esprit; le monde du silence est le lieu du mystère du surconscient, de l’incompréhensible. Le discours embrasse par ses formes usuelles et par ses formes esthétiques la totalité du connu, mais ne peut que faire pressentir l’inconnu. Quand il s’arrête, d’autres voix s’élèvent qui, sans le secours des mots, nous enseignent pour l’éternité, touchent ce qui dépasse l’entendement, dévoilent ce qui est imperceptible à la sensibilité, et allument le désir inextinguible de la Lumière.
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Tout être possède son langage. On commence à comprendre aujourd’hui que les animaux se parlent et nous parlent. Mais le langage des plantes, des pierres et objets quoiqu’inaudible pour nous, existe aussi réellement. Leurs formes, leurs qualités physiques, leurs couleurs, leur éclat, le parfum de la fleur, le goût d’un fruit, le geste d’une tige, la silhouette d’un arbre ou d’une colline, expriment bien leurs propriétés dynamiques: ce sont des signatures pour l’hermétiste; ce ne sont des paroles que pour le poète. 
La parole des extra humains réside dans un plan, parce que la communication verbale comporte toujours une influence spirituelle et que nous ne sommes pas sages assez pour qu’il nous soit permis d’agir sur l’esprit des minéraux, des végétaux et des choses.
Ce que les formes des créatures révèlent, c’est la qualité de leurs fluides; leur individualité permanente immortelle ne se laisse voir que dans un autre plan, là où réside le Verbe. Là seulement elles parlent.
Quant aux hommes, ils est nécessaire qu’ils agissent les uns sur les autres: c’est pourquoi, chez eux, le Verbe est descendu jusqu’à leur forme physique.
Nos facultés d’action, d’intelligence et de sensibilité, ne constituent qu’un roc minuscule perdu entre l’infini des petitesses et l’infini des grandeurs. Le domaine de la parole est donc bien étroit et celui du Silence bien vaste. Conformons-nous à la Loi de nature: écoutons beaucoup, parlons peu. Tout le monde rend un culte à la parole; mais le silence est un dieu négligé. 
Parler, c’est semer, puisque c’est agir; toutefois notre verbe n’acquiert cette puissance que lorsque notre âme est devenue un verbe de Dieu; jusque-là, le travail est plus vivant que le discours: prenons donc l’habitude du silence.
Un maître parle à ses ouvriers et ils saisissent immédiatement ses ordres; mais un dompteur ne se fait obéir de ses fauves qu’en employant certains procédés où la patience se mêle à la ruse, à la cruauté, à la crainte. 
De même, en ésotérisme, il y a des méthodes de dressage pour soumettre ces forces invisibles que les anciens initiés représentaient si justement sous des figures animales. Ces procédés, plus ou moins savants, plus ou moins nobles, se nomment magnétisme, magie, sorcellerie, yoga, statuvolence; ils restent toujours artificiels, insuffisants.
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Pour le mystique, la parole de la bouche est toujours une avec le verbe essentiel proféré du fond de son coeur par l’étincelle divine. Le Père l’a créée, le Fils l’a vivifiée et le Consolateur la fait grandir.
Ainsi envisagé, tout devient grave; et on comprend pourquoi les maîtres de la vie spirituelle tiennent le silence en si haut prix.
Pour le moine chrétien, le silence est l’évocation de Dieu dans l’âme, l’habitude prise de la présence céleste, une barrière contre toutes sortes de vertiges.
Tous les ordres contemplatifs ordonnent le silence plusieurs heures par jour, quand ils ne le décrètent pas perpétuel, comme autrefois chez les cisterciens, et aujourd’hui chez les trappistes et les clarisses.
La grande voix de la Nature, le tonnerre, ne se fait entendre qu’après une seconde de répit dans la tempête. Le Verbe est descendu sur terre dans la stupeur des vieux sanctuaires, des annonciateurs et des empires. Le Verbe ne descend en nous que dans le silence de nos perturbateurs habituels.
Ce silence intérieur se nomme l’attention. Cette attention est toujours un acte affectif. Et à son tour l’amour vrai, l’amour suprême, l’amour éternel, ne trouve pour s’exprimer que le silence.
Les grandes douleurs sont muettes, dit-on: les grandes joies aussi. Sur cette terre, tout ce qui dépasse un certain niveau ne trouve plus d’expression. Tout ce qui est vraiment grand parle peu; voyez dans le monde profane même, les réputations naissent et vivent dans le bruit: mais la gloire, elle naît dans le silence. Le plus grand des Êtres, Dieu, Celui que la scolastique a défini magnifiquement: l’Acte pur  qui a entendu Sa parole ? Les plus angéliques parmi les hommes n’en ont jamais saisi que quelques échos.
Puisse la pratique du silence matériel fomenter en nous les cendres chaudes où rougeoient encore quelques étincelles du Feu incréé.

Dans l’ascétisme corporel, il y a une mesure à garder; dans l’ascétisme de la volonté, il n’y en a pas: or, la pratique du silence est le sommet du premier, le fondement du second. Telle était l’opinion de ces terribles lutteurs qui dans les premiers siècles de notre ère, construisirent aux solitudes thébaïques, les assises de la vie conventuelle. Je ne suis pas très partisan du cénobitisme; mais je préfère le monachisme chrétien au monachisme oriental; peut-être est-il moins savant; mais il est plus sain, plus adapté à l’âme européenne, et surtout dirigé vers le Maître véritable et immuable, vers notre Jésus.
Comment apprendre à se taire ?
Le silence n’implique pas la mélancolie. Gardons-nous de la tristesse: elle étiole et gèle les tendres petites feuilles spirituelles; elle affaiblit, elle abat, elle stérilise. Le grand saint Antoine l’ermite, celui de la tentation,  que Flaubert n’a pas très bien représenté, par ignorance pratique du mysticisme, saint Antoine ne craignait pas d’appeler la tristesse le huitième péché capital. Jean l’Évangéliste, saint Jerôme, saint François, saint Philippe de Néri, Fénelon, tous les éducateurs recommandent la gaieté. La règle bénédictine ordonne la joie: enfin, si un destin heureux a mis sur votre route quelqu’un de ces hommes dont le coeur est l’habitacle permanent d’un rayon divin, vous avez dû remarquer, comme moi, que leur béatitude intérieure transsude sur leur visage, et donne à leur regard une fraîcheur et un éclat inoubliables.
Le signe de la maîtrise, c’est que l’effort ne puisse se deviner. L’optimisme est pour cela la meilleure disposition; Jésus le recommande expressément: Quand tu jeûnes, parfume toi, non pour rendre le jeûne moins pénible, mais pour que les voisins ne s’en aperçoivent pas, pour que le Père seul le sache. Et si vous avez senti une seconde l’ineffable sollicitude du Ciel à notre égard, votre joie rayonnera sans effort de votre coeur à votre visage.
L’apprentissage du silence suppose un contrôle de la parole. Comment l’établir ? La multiplicité de nos discours prouve notre faiblesse: l’homme fort est celui qui concentre sur un seul but toutes ses énergies. Nous devrions ne parler que pour être utiles; mieux encore, nous devrions avant de parler, demander l’aide divine; car si intelligent, si habile qu’on soit, il existe toujours en Dieu une perfection infiniment supérieure à la nôtre.
A cause de la faiblesse de notre volonté, de l’infirmité de notre intellect, de la tyrannie de nos sens, il faut d’abord apprendre à nous taire, extérieurement, pour que le silence intérieur apaise le tumulte mental, pour que la notion de la présence divine devienne sensible en nous. 
Comme enseigne saint Jean Climaque,  » quiconque aime le silence devient l’ami particulier de Dieu « .

  • S’abstenir de paroles inutiles,
  • S’abstenir de paroles mauvaises,
  • S’abstenir de juger personne,
  • S’abstenir de se défendre soi-même,
  • S’abstenir d’indiscrétions,
  • S’abstenir de rêveries prolongées.


Voilà les leçons passives de l’école du Silence. Les leçons actives, il n’appartient pas à un homme de les donner; elles constituent une partie du travail de Dieu en nous.
Comme le sommeil de l’hiver prépare la végétation luxuriante de l’été, le silence habituel favorise les plus magnifiques éclosions de notre esprit. Bossuet, ce génie de la parole qui n’a pas encore été égalé, ses condisciples l’appelaient le boeuf muet. Comme dit la sagesse chinoise:  » Pour commander, apprendre à obéir; pour agir, demeurer immobile; pour parler, savoir se taire « .
Si l’on réfléchit aux conséquences lointaines d’un mot qui nous échappe, on se persuade vite de la fréquente utilité du silence. En tous cas il faut réaliser ce à quoi on a jugé bon de se résoudre. Si on prend la parole, que ce soit avec tout le soin et tout le talent dont on est capable. Si on garde le silence, il doit être complet. Ce qu’on a décidé de taire doit être tu de la bouche, de coeur et d’esprit. Il y a des curieux ailleurs que sur le plan physique; le paysan, qui, comme le sauvage connaît le prix de la parole dit avec une raison profonde:  » Les murs ont des oreilles  » et:  » La forêt a des oreilles et le champ des yeux « . 
Et encore:  » Il faut taire son secret entre quatre murs et dans les bois « . Ici se trouve la raison pour laquelle ceux qui savent la sagesse cachée se montrent si avares de leurs connaissances. Les  » chiens  » et les  » pourceaux  » de l’Évangile se pressent surtout autour de l’homme intérieur.
S’il faut prendre la parole quand on attaque devant nous quelqu’un qui ne peut se défendre, il est excellent de se taire quand c’est nous-mêmes que l’on calomnie ou que l’on injurie. L’opinion n’a de valeur que pour celui qui recherche la gloire. Elle ne peut rien, ni pour ni contre l’Ami de Dieu. Une parole peut atteindre la réputation, la fortune, le coeur, l’intelligence, la vie; elle est impuissante contre notre âme. On n’est blessé que parce qu’on est vulnérable. Toute attaque subie doit nous être précieuse.
Quand faut il se taire ? Toutes les fois que notre conversation est inutile; toutes les fois qu’elle n’aide pas les autres, qu’elle ne leur redonne pas du courage. Nous ne devrions n’employer la parole que pour deux objets: pour demander à Dieu la Lumière, intérieurement; pour donner à autrui ce que nous avons reçu de force, extérieurement.
Il n’est pas meilleur de tenir toujours la bouche close que de l’avoir sans cesse ouverte; le mysticisme ne réside pas dans l’extase perpétuelle; il est un équilibre harmonieux entre les mondes de la matière et de l’esprit; et c’est cette balance constamment égale qui en fait la grande difficulté. En résumé le misanthrope taciturne devrait plutôt se défaire de son mutisme; et l’homme trop sociable s’abstenir de réunions mondaines.
Celui-ci est d’ailleurs bien plus fréquent que celui-là. Quelle est la cause profonde de ce prurit de bavardage ? Est-ce pour nous aider les uns les autres, pour nous distraire, pour nous instruire, que nous multiplions les paroles ? Quelquefois, c’est pour faire souffrir autrui; mais surtout, c’est pour nous-mêmes, c’est pour nous étourdir. S’il y a une créature au monde que l’homme redoute, c’est lui-même, son moi véritable, sa conscience. Parce qu’il sait bien que s’il l’écoutait, ce serait des reproches qu’il entendrait, ce serait une voix austère et haute et pleine d’autorité. Et, par crainte de ces remontrances implacables, nous nous jouons à nous-mêmes une comédie qui serait risible si elle n’était pitoyable. Voilà comment la solitude est l’habitacle des forts.
Maintenant que nous avons passé en revue, très vite il est vrai, tout le coté prohibitif de l’École du Silence, jetons un coup d’oeil sur ce qui se passe derrière le voile.
On aperçoit dans ce sanctuaire deux personnages: l’homme et Dieu; deux objets: la croix et le trône de gloire; deux scènes: le disciple à la recherche du Maître  le Maître à la rencontre du disciple; et une apothéose: la fusion unitive de l’homme adorant dans l’être même du Dieu qui le transfigure au sein des gloires perpétuellement renaissantes de l’extase.
Que sont ces silences ineffables, vases précieux d’où débordent de toutes parts les flots étincelants des fontaines éternelles ?
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Le mystique prétend, en vertu de son humilité même, recevoir immédiatement, je veux dire sans intermédiaire. Les ésotérismes purs professent cette doctrine, aussi bien que la théologie catholique. Pour s’apercevoir de cette visite, il faut y faire attention; et la forme la plus simple de l’attention c’est le silence.
Il ne faut pas, comme un zèle hâtif nous y pousserait, tuer en nous les forces naturelles et couper tout ce qui nous attache au monde. Le Ciel défend de tuer, et son serviteur doit concevoir le respect le plus scrupuleux pour toutes les formes de la vie. Il faut seulement aiguiller ces puissances du moi et du non-moi vers la volonté de l’Ami éternel.
Il n’y a pas d’homme assez développé  ou du moins je n’en connais point  pour pouvoir simultanément faire tout son devoir et tenir immuable son coeur en Dieu. Bien travailler exige toutes nos forces depuis les muscles jusqu’aux appareils intuitifs; bien écouter Dieu exige aussi toutes nos réceptivités, des plus subtiles aux plus grossières.
Il suffit de retenir, sur son travail, une minute par heure pour se reprendre: qu’on se jette à corps et à coeur perdus dans la Lumière éternelle; cet arrêt rapide de toutes les voix qui parlent en nous repose et redonne des forces, toutes sortes de forces. Une pratique simple possède un efficace merveilleux.
Quand le coeur est tiède et l’intelligence puissante, qu’on passe cette minute à se souvenir de telle haute idée théologique ou métaphysique. Quand le coeur brûle, qu’il s’élance vers l’Ami des hommes. Ceux qui ne Le voient que comme héros, qu’ils le vénèrent pour tel; sept générations ne passeront pas qu’ils ne découvrent un peu plus qu’un homme en Lui. 
Ceux qui ne voient en Lui qu’un adepte, qu’ils Lui parlent comme à un frère aîné; si leur apparence de savoir ne les aveugle pas, ils recevront un jour la vérité. 
Quant à ceux qui voient Jésus de Nazareth tel qu’Il fût, tel qu’Il est, tel qu’Il sera, réellement, ils n’ont plus personne à écouter que Lui-même. 
Jésus instruit directement Ses amis: non pas tel organe subtil de leur moi, non pas tel principe élevé des psychologies ésotériques, mais leur être tout entier; Il ne parle pas aujourd’hui à leur centre passionnel, demain à leur corps de béatitude; il parle partout à la fois; Son action ne se localise point; et c’est en raison de cela que le mystique travaille simultanément tous les centres de son individualité.

Tout dépend, dans la culture spirituelle, de l’intention profonde: notre coeur habite réellement le pays invisible qu’il s’est choisi; et il y emmène les esprits de tous nos corps et de toutes nos facultés. Cette conversation intime dont le silence externe est la condition obligée, transfigure et nous-mêmes et tout l’univers, à tel point que les paroles manquent pour en décrire les ravissements: né dans le silence, vécu dans le silence, le mystique dialogue s’arrête encore dans le silence. 
Les livres et les initiateurs ne servent qu’à nous apprendre comment recevoir les véritables et vivides leçons du Verbe; et vous savez tous qu’un homme complètement illettré, mais qui accomplit son devoir est plus près de Dieu que le prince de la science qui bien à l’aise dans sa tour d’ivoire, dépouille les immenses archives du passé.

Notre Jésus incarne, concentre et réalise toutes les merveilles de l’éternité; Sa parole intérieure véhicule l’intelligence et la force; elle garde en nous sa vertu caractéristique: le pouvoir créateur; elle nous débarrasse de tout l’impur même de notre corps; le Christ peut guérir en une seconde un cancéreux ou un aveugle aujourd’hui comme il y a deux mille ans. Nous devrions apporter à l’édification du calme intérieur, du silence, les soins les plus méticuleux, pour ne pas perdre la moindre des paroles du Verbe. Leur influence est double: ou elle déterge et purifie, et nous appelons cette cure la tentation; ou elle réconforte et restaure et c’est la consolation. Mais souvenons-nous que la première est aussi nécessaire et aussi fructueuse que la seconde.
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Le silence est un repos, une mise en ordre, une récupération. Le silence termine l’acte et le prépare. Agir c’est semer; se taire c’est laisser à la graine le soin de pousser toute seule, jusqu’au moment où il faudra moissonner.

PARLONS PEU ET NOUS AURONS LE TEMPS D'AGIR BEAUCOUP.

Nous sommes sur la voie; commençons de suite à monter; sans hâte, prudents, persévérants. Des guides nous attendent aux passages difficiles. Et là haut sous les oliviers de la paix, une présence surhumaine éclaire l’obscur sentier et déverse sur les marcheurs un réconfort silencieux.
SEDIR

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