mercredi 28 septembre 2016

LE PRETEXTE


Qu'avait-on dit? Qui avait parlé? Sur quoi parlait-on et de quoi avait-on parlé? Je n'avais pas écouté. J'ouvris mes oreilles lorsque j'entendis :
- Non!
Et la voix d'Amadou Koumba :
- Non, dit Amadou Koumba, point n'est besoin d'un gros appât pour piéger une grosse bête. Des prétextes? Qui veut peut en trouver. Certes, il y faut l'occasion. Le bambin s'attrape au flanc du canari d'eau à la canicule, et Guéwel M'Baye, le griot, admire encore en ses vieux jours comment son maître, Mar N'Diaye, se débarrassa, un soir, d'un hôte trop encombrante
 
En ce temps-là, nous ne connaissions ni Prévoyance ni Conditionnement. Nous n'avions qu'un commandant par cercle. On ne te prêtait pas deux sous pour t'en reprendre sept. Nous n'avions pas partout des Libanais, ni autant de Syriens, à peine quelques Nor-ou-Ganar 1 tenant boutique. Les patrons blancs des comptoirs comprenaient quelquefois mieux le woloff ou le sérère que leurs employés noirs, et beaucoup parmi ces derniers parlaient souvent un français plus pur que celui de leur toubab venu tout droit de ses montagnes, sans avoir jamais passé même dans les environs de Paris.
Le paysan empruntait à son traitant, aux mois de soudure, pour vivre et se vêtir, pour faire vivoter et habiller sa famille. Il portait à son traitant sa récolte, payait sa dette, retirait ses gages, et, ses achats faits, s'en retournait à son village jusqu'aux prochains mauvais jours, jusqu'aux mois de la soudure.
Ce traitant, que son toubab venait contrôler de loin en loin, était quelquefois un enfant du terroir, mais le plus souvent un Saint-Louisien, un démon n'dar. Cossu, respecté, il était la providence des passants, le bienfaiteur des voyageurs et des petits talibés des écoles coraniques qui mendient leur pitance le matin, leur repas au milieu du jour et leur provende la nuit.
Le plus réputé des traitants du Baol était Mar N'Diaye, venu de Saint-Louis aux premières années où le chemin de fer traversait le Diander, Djéri-Djor-le-Vaillant ayant disparu. Il n'était pas un baol-baol qui ne connût de nom sa loyauté en affaires, sa générosité envers les miskines 2 et son affabilité envers tout le monde. Son hospitalité était renommée dans tout le Baol, dans le Cayor, du Oualo au Sine-Saloum.
C'est pourquoi Serigne Fall décida un jour de lui faire visite et partit de Tivaouane vers N'Diénène.
 
Serigne Fall était de ces éternels talibés gravitant de loin autour de nos vrais marabouts, de nos grands marabouts. Ne connaissant ni khala, ni kassirane, presque souvent guère plus de cinq ou sept sourates en plus de la Fatiha, abondamment nourri de bida, ils se disent à leur tour marabouts auprès du profane crédule, et, « sans bûcher ni tailler », veulent vivre et mener grand train, payant le gîte et la vêture, le boire et le manger en prières; en prières marmonnées inintelligiblement (et pour cause) et en salive copieusement aspergée sur les mains tendues des grandes personnes et sur le crâne tondu et teigneux des enfants. Nous les appelions « petits serignes », vous les qualifiez maintenant de « grands fainéants ». L'espèce est toujours la même : pleine de fausse onction et insinuante, parasite-type, inconstante et vagabonde.
Si tu veux les couvrir, tu resteras les fesses à l'air.
Serigne Fall avait donc décidé d'aller de Tivaouane à N'Diénène faire visite à Mar N'Diaye, le riche et généreux traitant, pour goûter à cette hospitalité dont la réputation avait atteint les rivages de la me., franchi les berges du Fleuve et dépassé les montagnes du Fouta.
Muni de sa bouilloire pour les ablutions, galbé de son outre, le chapelet plus souvent autour du cou ou dans la poche qu'aux doigts, il s'en fut par les sentiers, s'arrêtant dans les villages, louant le nom du Maître des Créatures, priant, mangeant, dormant chez les fervents croyants, qui se disputaient l'honneur et le bonheur de l'héberger pour attirer sur eux et sur leurs proches les bénédictions divines.
Il arriva enfin, un soir, à N'Niénène. Mar N'Diaye le reçut comme il savait recevoir tout hôte de passage, aimablement, largement, en vrai musulman, en vrai wolof, en vrai domou-n'dar 1.
Chaque jour, on égorgeait un mouton, on tuait poulets et canards, on confectionnait mayonnaise et crème et toutes sortes de bonnes choses en son honneur et pour le mieux-être de son ventre déshabitué cependant, depuis très peu de temps seulement, du couscous m'boum, à l'oseille et au niébé.
 
Quelqu'un dont tout cela ne faisait point l'affaire, bien qu'il ne fût en rien frustré dans ses prérogatives et avantages, c'était Guéwel M'Baye, le griot de Mar N'Diaye.
Guéwel M'Baye prenait maintenant la défense des enfants, qui n'en croyaient pas leurs oreilles, lorsque les femmes les grondaient et les chassaient des abords de la case de Serigne Fall, sous prétexte qu'ils troublaient le marabout dans ses méditations et ses oraisons.
Sans les en aimer moins, Guéwel M'Baye, en effet, distribuait à l'accoutumée plus de taloches que de caresses aux enfants, et ce, pour leur plus grand bien, pour leur éducation. Et voilà que maintenant, il prenait leur défense contre les femmes de la maison! Il se moquait tout le temps de celles-ci, de leur crédulité et de leur admiration béate devant Serigne Fall.
Si vous ne comptez que sur celui-là pour gagner le paradis, votre place n'y sera pas bien grande, leur répétait-il à tout PROPOS.
Elles avaient beau le menacer
- Hèye! Guéwel M'Baye, attends que Dieu t'attrape!
- Vous me laisserez m'expliquer tout seul avec lui. Que personne ne vienne nous séparer. Il n'est pas aussi naïf que vous, le Créateur.
Mais, devant Serigne Fali, Guéwel M'Baye était obligé de rentrer sa langue pointue et aiguisée, bien que l'envie le démangeât de lui sortir tout ce qu'il avait dans le ventre, de lui dire son fait.
Défense lui avait été faite par son Maître de dire, non pas un seul mot mal placé (ce n'était pas son habitude d'ailleurs, car il avait d'autres moyens pour vexer son monde, et son maître le savait bien), mais d'insinuer la moindre allusion malveillante à l'encontre du marabout.
Et c'est cela qui était le plus dur. Guéwel M'Baye rageait donc en silence. Ne Pouvant verser sa hargne que sur les femmes, à la grande joie des enfants, il avalait et remâchait seul ses réflexions sur Serigne Fall. Les grands n'aiment entendre que les critiques qui leur plaisent, et Mar N'Diaye n'entendait pas qu'on en fît sur son hôte. Guéwel M'Baye se taisait donc, et pourtant...
Pourtant Serigne Fall, dont l'éducation n'était pas plus solide que l'instruction - qui était des plus rudimentaires, l'encre de sa tablette n'ayant jamais séché -, Serigne Fall ne savait même pas se tenir comme il sied autour du plat commun, ni manger convenablement.
Il puisait à pleine main dans la mayonnaise, s'emparait d'une carcasse entière de poulet; se grattait, toussotait, toussait, crachait, crachotait, se mouchait à longueur de journée et n'importe où.
 
Le temps passait et Serigne Fall ne parlait toujours pas de prendre congé.
La traite était arrivée. N'Diénène vivait tout le jour et presque toute la nuit et ne désemplissait pas de paysans venus avec leurs ânes et leurs chameaux porter les produits de leurs champs. Le marché y durait jusqu'après le milieu de la nuit.
 
S'étant sans doute trop ennuyé ce jour-là d'avoir trop entendu parler de mil et d'arachides, discuter poids et bascule, Serigne Fall, après le repas du soir (un couscous à deux sauces, noyé pour terminer de lait frais et mousseux), s'en était allé vers le marché. Flânant entre les étalages éclairés par des bougies et des photophores, il s'était arrêté devant un marchand de biscuits.
Parfois Seytané-le-démon entre en l'homme et le pousse subitement. L'envie prend alors celui-ci de faire ceci ou dire cela sans aucune raison raisonnable; d'avoir cela ou ceci, dont il n'a nul besoin. Ainsi en fut-il de Serigne Fail ce soir-là. Bien qu'il eût le ventre plein à éclater de bon couscous, de mouton et de lait frais, l'envie le prit de manger des biscuits. Il en acheta donc et s'en revint vers la maison de Mar N'Diaye.
Il n'avait certes pas oublié sa prière du soir. Il l'avait faite au pied d'un baobab. Mais son chapelet se trouvant au fond de sa poche, il n'avait pu le retirer, car, chaque fois qu'il plongeait la main dans la poche, ses doigts ne rencontraient que des biscuits.
 
Débarrassé des soucis de la journée, tous ses comptes en règle, Mar N'Diaye avait fini sa prière du soir et disait son chapelet pour es les oraisons qu'il avait négligées dans l'ardeur du labeur «payer» tout
lus fait que le
quotidien. Des prières, Guéwel M'Baye n'en avait pas p
Maître de maison quand le soleil brillait et brûlait, bien qu'il n'eût ni comptes à régler, ni soucis grands ou petits à écarter. Il n'en fit pas plus que lui sans doute, puisqu'il avait plié sa peau de mouton et somnolait. Un griot a moins besoin que son maître de demander rémission de ses péchés pour se faire entendre du Bon Dieu et l'attendrir.
Mar N'Diaye priait, Guéwel M'Baye somnolait, quand Serigne Fall entra dans la chambre.
 
Serigne Fall était entré, s'était assis derrière le vieux traitant, et puisait toujours dans sa poche, où le poids des biscuits commençait à peser moins lourd sur les grains de son chapelet. Sa main droite allait constamment de sa bouche à sa poche et de sa poche à sa bouche. Les biscuits craquaient toujours entre ses mâchoires : khadjoum! khadjoum!
Pendant qu'il berçait le sommeil de son griot, ce bruit pourtant régulier : khadjoum! khadjoum! troublait-il Mar N'Diaye dans ses méditations? L'empêchait-il de suivre avec ferveur le chemin du salut, si dur et si rude? Toujours est-il que le vieux traitant, se retournant, interrogea d'une voix qui n'avait rien d'amène
- Qu'est-ce qui fait donc ce khadjoum, khadjoum?
D'une voix doucereuse, malgré sa bouche pleine. Serigne Fall reconnut
- C'est moi.
Et expliqua
- J'ai été après dîner me promener sur la place du marché. J'ai trouvé des biscuits et j'en ai acheté quelques-uns pour me distraire. 
- Des biscuits la nuit? s'ahurit Mar N'Diaye. Des biscuits-la-nuit! Bismilai djam! Des biscuits-la-nuit? Ce n'est pas possible. Serigne Fall, ramasse tes affaires et sors de ma demeure. Sors et va-t-en!
Guéwel M'Baye avait ouvert un oeil et puis les deux oreilles.
- J'ai passé, continuait son maître, Serigne Fall, j'ai passé sur beaucoup de choses, et même sur tout, mais des biscuits la nuit? J'ai passé sur la mayonnaise puisée à pleine main. J'ai pardonné le poulet dépiauté plus que voracement et le couscous avalé goulûment. J'ai ignoré les crachats autour du plat et le grattage avec la main gauche, quand la droite emplissait la bouche. Je n'ai pas entendu les quintes de toux ni senti les postillons. Je n'ai pas écouté les reniflements, ni vu la morve sur mes nattes. Mais des biscuits la nuit? Personne n'a jamais vu cela dans ma maison et ne l'y verra jamais. Des biscuits la nuit! Serigne Fall, dehors!
Et Mar N'Diaye se débarrassa ainsi de Serigne Fall, qui s'en fut dans la nuit, tandis que Guéwel M'Baye se rendormait en murmurant :
- Point n'est besoin d'un gros appât pour attraper une grosse bête.


Birago DIOP

mardi 27 septembre 2016

Discours de Léopold Sédar Senghor à O.U.A le 23 mai 1963

« Excellences, Chers Frères, « Voici enfin vécu ce rêve longtemps rêvé : celui d’une Conférence qui réunirait, fraternellement, tous les Chefs des Etats indépendants d’Afrique. 

C’est un grand pas en avant. Vous êtes d’accord, nous n’avons pas le droit d’échouer. Ce rêve vécu, nous devons maintenant le réaliser sous peine de trahir et nos peuples respectifs, et l’Afrique-Mère.

« Il est temps de bâtir sur notre terre : sur nos réalités. « Ce qui suppose que nous commencions par rejeter tout fanatisme racial, linguistique, religieux. Alors, mais alors seulement, nous pourrons définir notre but, lucidement. « Le but que nous devons assigner (…) ne peut être que (…) le développement par la croissance économique. Je dis le développement. J’entends par-là la valorisation de chaque Africain et de tous les Africains ensemble.

Il s’agit de l’Homme.

« Dans le passé, le colonisateur a pensé que nous étions des sous-hommes et il nous a traités comme tels.

« Si la guerre froide a amené les Grands à nous courtiser, (…) c’est surtout que le Tiers Monde a uni ses faiblesses pour en faire une force.

Mais ne nous faisons pas d’illusions, la peur n’est pas le respect, et on n’a même pas peur de l’Afrique. 

« C’est dire qu’il nous faut faire plus.

Il ne suffit pas que l’union de nos faiblesses apparaisse comme une force. Il n’importe pas de faire peur. L’important, c’est que nous transformions chacune de nos faiblesses en force, que nous fassions, de chaque Africain, un homme qui mange et s’instruise à sa faim : un Homme développé parce qu’il aura consciemment cultivé, en lui, corps et âme, toutes les vertus de l’Africanité.

Il s’agit, par et par-delà la croissance économique, par et par-delà le mieux-être, de porter chaque Africain à la limite de ses possibilités : à son plus-être.

Alors, au dire des économistes, l’Afrique pourra nourrir 3 milliards d’hommes.
Je dis qu’alors, ressuscitant les vertus de Saint Augustin et d’Ibn Khaldoun, ressuscitant les vertus de nos bâtisseurs, de nos sculpteurs, de nos peintres, de nos poètes, au Nord et au Sud du Sahara, l’Afrique contribuera puissamment à l’édification de la Civilisation de l’Universel.

Par son unité, elle aura été, auparavant, un facteur de paix : de cette Paix sans laquelle, il n’est pas de civilisation. « Il y a, au premier abord, des obstacles à franchir.

Encore qu’ils soient bien visibles, nous devons leur prêter attention. Je rappelle les Fanatismes -racial, linguistique, religieux- dont nous nous débarrasserons pour commencer.

Il y a ensuite les micro-nationalismes. Songeons-y, des nations européennes de 30, 50, 60 millions d’habitants en sont venus à découvrir que leur territoire était trop étroit, leur population trop peu nombreuse pour organiser une économie, voire créer une civilisation qui ne soit pas mutilée.

Que dirons-nous des nôtres dont la plus nombreuse ne dépasse pas 40 millions d’âmes ? « Si nous pouvons, assez facilement, surmonter nos diversités religieuses, en nous souvenant que nous sommes tous des croyants, des fidèles de religions révélées, osons encore le dire, les diversités ethniques, linguistiques culturelles ne sont pas je ne dis pas effacées (ce qui serait un appauvrissement), mais harmonisées demain.

« Dans un premier temps, nous reconnaîtrons ces diversités complémentaires.

Nous aiderons même à les organiser en Unions régionales.
J’en vois trois : l’Afrique du Nord, l’Afrique Occidentale, l’Afrique Orientale – en attendant que soit libérée l’Afrique du Sud.

Chacune de ces unions pourrait, à son tour, se diviser en unions plus petites. « Notre lutte pour l’indépendance des territoires africains est loin d’être terminée, je le sais.

J’irai même plus loin, contre les colonialismes portugais et sud-africain, nous avons, jusqu’ici plus parlé que nous n’avons agi.

Il est temps que le blocus diplomatique et économique préconisé soit méthodiquement organisé, encore plus appliqué.

« J’ai insisté sur les obstacles qui se dressent, devant nous, sur la voie de l’Unité Africaine.

Vous me le pardonnerez. J’ai pensé que c’était la meilleure méthode.
Ces obstacles, il va falloir, maintenant, les circonscrire, puis les écarter, au moins les réduire pour progresser. Nous le ferons en donnant, à nos institutions, des structures rationnelles et réalistes.


Vive l’Afrique éternelle. »

jeudi 22 septembre 2016

DE LA JUSTICE BISCORNUE !

Le Sénégal vint de vivre sa première mutinerie de prison. Un, deux ou trois morts ? La vérité finira bien par éclater… mais comme d'habitude, pas de responsable, pas de sanction sauf les malheureux bougres poussés à la mutinerie...

C’est une situation prévisible depuis fort longtemps. Son occurrence ne fait donc que confirmer le laxisme des autorités aussi bien judiciaires, administratives que politiques.

Le Sénégal indépendant n’aura donc jamais construit de prison cependant que sa population a quintuplé en 60 ans ! Si une, la cellule du President Habré, j'oubliais !

Personne ne fait donc correctement son boulot.  On a le sentiment que plus l’indépendance dure, plus l’appareil étatique devient pourri sous l’effet destructif du venin de l’intérêt personnel, familial, corporatiste  et partisan érigé en mode de gouvernement… 

Le monde ayant changé, d’autres périls guettent naturellement donc !

Et pour cause, on se sert plus de l’Etat qu’on ne le sert…  A quand donc la fin de l’indépendance ?

Le pire, cependant, est que les forces de l’ordre font très mal leur boulot sur fond de rivalité, de méchanceté perfide et/ou de corruption. C'est la cause immédiate du surpeuplement des prisons, de l'embrouillement de l'appareil judiciaire et de tout le charivari qui va avec...

Combien de détenus doivent leur incarcération en prison du fait de procès-verbaux malveillants rédigés par les forces de l’ordre ou du fait d'injonctions politiciennes ?

Qui se charge d'alerter sur les sévices déshumanisants et autres traitement dégradants infligés aux détenus de la part des matons rompus à la torture ?

 Il faut crever l’abcès. On commencera par éculer cette sotte croyance qui veut que le bâtisseur d’une prison en soit le premier locataire ; ensuite rasséréner en pourfendant la conviction tenace que beaucoup sont  détenus  en prison abusivement et enfin, administrer la justice avec célérité et fermeté en veillant sur le respect de la dignité humaine.

L’un dans l’autre c’est à la perspicacité des magistrats, ainsi qu’« en leur âme et conscience », de s’émanciper des injonctions politiciennes d’une part et d’autre part de démêler l’écheveau de la sournoiserie des procès-verbaux rédigés par les éléments des forces de l’ordre, notamment des gendarmes, abusant de leur position ou profitant de l’analphabétisme des justiciables …

Il est un fait troublant que cette mutinerie soit survenue avec l’avènement inouï d’un gendarme, particulièrement mythomane, à la tête de l’administration pénitentiaire. 


Et pourtant, c’est le président de la Cour pénale Internationale, le triste Me Sidiki Kaba, qui assure les fonctions de ministre de la Justice du Sénégal !

Que le chemin du respect des droits humains élémentaires est si difficile à arpenter ! 

Macoumba MBOUP

dimanche 18 septembre 2016

Y A T IL UNE CIVILISATION AFRICAINE ?

 Y a-t-il une civilisation africaine?   La réponse à cette question est loin d'être évidente. Si on prend les choses sous l'angle historique, on s'apercevra aisément que pendant tout le 18e et le 19e siècle, la réponse à cette question a été négative.

 Non, disait-on, non prétendait- on, il n' y a pas de civilisation africaine. La civilisation c'est l'Europe.

L'Afrique c'est la sauvagerie, c'est la barbarie. Et puis, peu à peu, les choses ont changé et les points de vue ont tendu à devenir plus favorables aux Africains, l'Europe a découvert l'art africain, l'Europe a découvert la civilisation africaine.

Les religions africaines ont fait l'objet d'études systématiques. Et dernièrement un homme comme le Révérend Père Tempels a pu écrire un livre sur une philosophie africaine : la Philosophie bantoue .

 Il n'est pas jusqu'à la politique africaine qui n'ait été réhabilitée'. Bref, au fur et à mesure que nous entrons dans le 20ème siècle, on découvre des éléments de civilisation en Afrique.

Et finalement, et peut-être même j'aurais pu dire prématurément, le grand mot est lâché par l'Allemand Frobenius. Lui, le premier si je ne m'abuse s'enhardit à parler d'une civilisation africaine, d'une grande civilisation africaine.

Je ne peux m'empêcher de citer cette page, tellement elle a été importante dans la prise de conscience de leurs propres problèmes, pour les intellectuels noirs des années 1930-1935. Il ne faut pas oublier que, voici encore une génération, l'Afrique pour un Européen de culture générale, était un pays désolé, le continent des fièvres, auquel ne pouvaient s'adapter que les aventuriers et les missionnaires. Les indigènes étaient des barbares, presque des animaux, une race d'esclave, un peuple dont l'état de dépravation grossière n'avait su produire que le fétichisme ...

Et pourtant ! Au siècle dernier, alors même que ce point de vue prévalait en Europe, un groupe admirable de héros, allant de l'avant malgré le mépris, la fièvre et le cannibalisme, perçaient l'inconnu qui recouvrait la substance de cette partie du monde pour exhumer, avec une virilité superbe, son image visible. Ces héros savaient que la conception vulgaire était erronée .

Ils réussirent à jeter pour la première fois un regard sur des prestigieuses splendeurs, une magnificence inconnue leur apparut. Mais il fallut encore une génération pour que l'âme de l'Europe fût prête à accepter ces connaissances nouvelles. Non pas que les premiers navigateurs européens de la fin du Moyen Age n'eussent fait dans le domaine de très remarquables observations.

Lorsqu'ils arrivèrent dans la Baie de Guinée et aboutirent à Vaïda, les capitaines furent fort étonnés de trouver des rues bien aménagées, bordées sur une longueur de plusieurs lieues par deux rangées d'arbres. Ils traversèrent pendant de longs jours une campagne couverte de champs magnifiques, habitée par des hommes vêtus de costumes attachants dont il savaient tissé l'étoffe eux-mêmes! Plus au Sud, dans le Royaume du Congo, une foule grouillante habillée de soie et de velours, de grands Etats bien ordonnés , et cela dans les moindres détails, des souverains puissants, des industries opulentes.

Civilisés jusqu' à la moelle des os! Et toute semblable était la condition des pays à la côte orientale, la Mozambique par exemple. Les révélations des navigateurs du XVème au XVIlème siècle fournissent la preuve certaine que l'Afrique Nègre qui s'étendait au Sud de la zone désertique du Sahara était encore en plein épanouissement, dans tout leur éclat de civilisations harmonieuses et bien formées. Cette floraison, les conquistadors européens l'anéantissaient à mesure qu'ils progressaient.

Car le nouveau pays d'Amérique avait besoin d'esclaves et l'Afrique en offrait des centaines, des milliers, de pleines cargaisons d'esclaves! Cependant , la traite des noirs ne fut jamais une affaire de tout repos, elle exigeait sa justification, aussi fit-on du Nègre un demi-animal, une marchandise. Et c' est ainsi que l'on invente la notion du fétiche comme symbole d'une religion africaine. Marque de fabrique européenne.

Quant à moi, je n'ai vu dans aucune partie de l'Afrique nègre les indigènes adorer des fétiches. L'idée du Nègre barbare est une invention européenne ' . Voilà me semble-t-il un des premiers textes et en même temps un des plus éloquents, un des premiers à tenter hardiment de faire prévaloir l'idée qu'il y a une civilisation africaine, i.e. un tout harmonieux et systématique définissant les rapports humains et les activités humaines. Après de telles appréciations, on pourrait croire la partie gagnée et que la notion d'une civilisation africaine est maintenant, et désormais, admise par tous et prévaut sans contestation. Il s'en faut de beaucoup.

On a vu depuis quelque temps surgir d' autres écoles, d'autres tendances philosophiques, qui elles aussi (quoique partant d'un autre point de vue) ont contesté l'existence d'une civilisation africaine. Je pense ici à certains Américains, à certains intellectuels noirs et aussi à l'école russe de l'ethnographie Potkhine. Que disent les savants de cette tendance ? Ils ne sont pas racistes. Ils ne disent pas que les nègres sont des barbares.

C'est là le grand progrès réalisé par rapport au 19ème siècle. Mais ils n’en maintiennent pas moins qu'il n'y a pas de civilisation africaine (civilisation au singulier). Comment cela? Eh bi en voilà : ils disent : les Nègres africains sont des civilisés, mais la civilisation africaine est un mythe. Il n'y a pas une civilisation africaine.

Il y a des civilisations africaines; très différentes entre elles. Il n'y a pas une civilisation africaine, il y a autant de civilisations africaines qu'il y a de nations africaines. Ainsi donc tantôt on attaque la notion de civilisation africaine au nom d'une prétendue barbarie africaine. Tantôt, au contraire, on attaque la notion de civilisation africaine au nom d'un pluralisme africain.

Sur l'idée de la barbarie nègre, je ne reviendrai pas sur la réfutation donnée par les ethnographes et d'abord par Frobenius, dont je vous ai lu tout à l'heure un texte significatif. J'insisterai davantage (parce que c'est admis) sur ceux qui nient l'existence d'une civilisation africaine, en se fondant sur l'existence d'un pluralisme africain, sur l'existence de nations africaines présentant chacune ses particularités propres.

Que valent les arguments avancés par les sectateurs de cette école? Je commencerai par constater que l'existence d'un pluralisme de cultures ne contredit pas l'existence d'une unicité de civilisation. Le meilleur exemple, c'est l'Europe qui nous le fournit. Il y a en Europe des cultures propres à chaque pays, la culture italienne, la française, l'anglaise, e t c ... la russe.

Et pourtant on est fondé à parler d'une civilisation occidentale. Et même d'une civilisation européenne, tellement il est évident que les différentes cultures, qui se partagent l’Europe ont entre elles des rapports étroits, si étroits et si cohérents qu'ils suffisent à caractériser l'Europe par rapport aux autres continents. Vues à une certaine distance, les cultures apparaissent comme des variantes d' une seule et même civilisation.

Eh bien, pour quoi n'en serait-il pas de même en Afrique Noire? Il es t très vrai de dire qu'il y a plusieurs cultures en Afrique, mais il n'en est pas moins vrai que l'on peut affirmer que toutes les cultures ont entre elles des traits communs qui font que l’on est fondé à parler d'une civilisation africaine. Il y a, coiffant les cultures noires, une civilisation nègre, une civilisation africaine. Et même une civilisation d'une remarquable vitalité : les Noirs transportés dans les Amériques l'ont consacrée et ont déformé la civilisation européenne dans un sens très précis qui est celui de la civilisation africaine dont ils étaient les ressortissants.

Le fait donc est là. Il y a une civilisation africaine. Restent deux choses : il reste à porter sur elle un jugement de valeur. Il reste aussi à apprécier ses chances de survie. D'abord le jugement de valeur Ici, comme dans toute appréciation, il faut nuancer. Il y a le côté ombre, et le côté lumière. L'infériorité de la civilisation africaine est bi e n connue. Il suffit de la comparer à la civilisation européenne pour comprendre que cette infériorité fondamentale est dans l'ordre de la technique et de la science. Ceci dit, ce qui est moins connu ce sont ses qualités. Ici encore la référence à l'Europe nous éclairera. La civilisation européenne est une très grande civilisation ; une civilisation «éminente». Cependant , il est clair qu'elle a toujours échoué devant le problème de l'intégration de l'homme. D'abord il y a des classes sociales, des riches et des pauvres.

Et si le Marxisme est né au 19ème siècle, c'est que l'homme européen a pris conscience qu'il y avait dans la société européenne une classe marginale, une classe non intégrée, celle des prolétaires. De même l'homme européen est divisé à l'interieur de lui-même. Cloisonné à l'intérieur de lui-même. L'homme en tant qu'individu est un homme déchiré. Homo duplex. Pas seulement, triplex, multiplex. Des parties entières de l'homme moderne ne sont pas intégrées. Il y a des strates de personnalité. La personnalité n'est plus homogène et harmonieuse. La civilisation de l’Europe moderne, c'est la civilisation de l'homme tiraillé. Enfin, l'homme européen est séparé de la nature et du cosmos. Il le vainc. Il le domine. Il n' y est pas associé. L'homme de la civilisation européenne est un homme qui à force de penser et de vaincre la nature a fini par être vaincu par sa propre puissance. Il est devenu le prisonnier des objectivations de son propre esprit, le prisonnier de ses concepts et des catégories qu'il a inventées pour appréhender le monde .

Ce qui dans certains cas peut conduire à une nouvelle forme de barbarie, la babarie de l'âge moderne . La barbarie scientifique. En regard, qu'est-ce qui caractérise la civilisation africaine? C'est sa puissance d'intégration. Ici, je donne la parole à Léopold Senghor définissant la civilisation africaine traditionnelle sur le caractère communautaire : Nous disons communautaire et non collectiviste, comme on a l'habitude de le dire.

Notre société agricole était plus que collectiviste. Elle n'était pas formée d'agrégat d'individus ; elle était fortement structurée, formée de coopérations familiales dans le cadre de la mutuelle villageoise, la mutuelle reposait à la base, sur le sentiment religieux, ce qui donnait à ses membres, avec une seule âme, un haut idéal de solidarité dans lequel tous communuaient ' . Si j'avais à définir la civilisation noire, je la définirais comme une tentative réussie de l’intégration de l'homme dans la société, de la société dans la nature, et de la mort dans la vie. Ce sont des sociétés communautaires, dit Senghor, communaucratiques , dit Sékou Touré.

Ce qui est au fond la même chose : savoir que ces sociétés ont réussi à établir sur des bases saines les rapports de l'homme, de l'individu et de la société, à michemin d'un totalitarisme écrasant et de l'individualisme détériorant .Vous voyez facilement les qualités que ce type de société peut développé : l' esprit de justice et l'esprit de solidarité. Le sentiment d'une cohésion sociale. Bref un humanisme. Il y a un humanisme nègre comme il y a une sagesse nègre. Et cela doit être mis à l'actif de la civilisation africaine.

Voilà donc notre jugement de valeur établi. La civilisation africaine, à côtée ses défauts qui sont évidents, a ses vertus spécifiques, des vertus qui font qu’elle mérite de vivre, de survivre. D'ailleurs, pour quoi ne pas le dire, toutes les civilisations méritent de survivre! «L'humanité est un ensemble polyphonique» et chaque fois qu'une civilisation se tait, c'est la richesse du monde qui en est appauvrie d'autant .

Car jamais et quelle que soit la grandeur d'une civilisation, elle n'exprimera la totalité des possibilités humaines et il est donc bon pour l'homme que d'autres civilisations, à côté de civilisations même éminentes ou prédominantes, courrent leurs chances au nom de l'homme .

Mais il reste un second problème. Il ne suffit pas de dire qu'il est souhaitable que la civilisation africaine survive. La question, la vraie question est de savoir si elle peut survivre, si elle a des chances de survivre. Eh bien, examinons ces chances. Il ne faut pas sous-estimer les chances d'une disparition de la civilisation africaine.

La civilisation africaine est une civilisation menacée. Que dis-je ? c'est une civilisation déjà largement entamée. Par qui est menacée, par suite de quoi a été entamée, abîmée, la civilisation africaine? La réponse est évidente. Par sa mise en contact avec l'Europe. Non pas du fait de la mise en contact. Mais du fait de la manière dont cette mise en contact a eu lieu. Ils rapprochent peut-être un enrichissement.

Ils rapprochent peut-être une détérioration. Et parce que le rapprochement Europe-Afrique s'est fait dans des mauvaises conditions, i.e. sous le signe du colonialisme - le rapprochement s'est traduit par une détérioration de la civilisation africaine. Balkhanisation, détribalisation, urbanisation, etc ... Tout cela, ce sont autant de coups portés à la civilisation africaine traditionnelle.

Mais alors, me direz-vous, vous êtes bien pessimiste sur les chances de survie de la civilisation africaine. Car enfin, l'Afrique ne vivra pas si elle ne s'adapte pas au monde moderne et si elle s'adapte au monde moderne, ce sera la fin de la civilisation africaine. Eh bien, pour ma part, je ne suis pas pessimiste.

Et pour quoi cela? C'est parce que dans une civilisation il faut distinguer deux choses: l'esprit de cette civilisation et les composantes de cette civilisation. Or, ce qui est essentiel, ce qui assure la survie d'une civilisation, ce qui est son moyen vivifiant c'est l'esprit. Tant que l'esprit n'est pas mort, cette civilisation n'est pas morte.

Il y aurait tout un chapitre à écrire des palingénésies de civilisations. Et moi je crois à une palingénésie de la civilisation africaine. Plus exactement je crois à la possibilité d'existence d'une civilisation néoafricaine.

Qu'est-ce à dire ? Cela veut dire d'abord que beaucoup d'éléments de cette civilisation seront européens ou américains. Peu importe. Mais que cette civilisation peut n'en être pas moins africaine. (C'est la fameuse phrase de Senghor : L'Afrique veut assimiler et non être assimilée). Ne dites pas que c'est une utopie.

L'Amérique, le Japon ont bien une civilisation originale, à partir d'éléments dont aucun n'est original. D'éléments divers est né un monde absolument nouveau. C'est ce qu'a bien montré un sociologue américain, Max Lerner dans son livre La Civilisation Américaine'.

Cela est à plus forte raison vrai pour l'Afrique. Le seul problème est celui-ci : de savoir si l'Afrique sera écrasée par ses emprunts ou si elle dominera ses emprunts. Ces emprunts, elle les dominera si elle a l'ossature forte, si elle est solidement charpentée, si elle n'est pas dominée. Par conséquent, la première condition d'un renouveau de la civilisation africaine, la première condition de l'apparition d ' u n e civilisation néo-africaine, c'est la suppression de la domination européenne sur l'Afrique, la suppression du colonialisme, mais aussi la disparition du néocolonialisme : l'apparition en Afrique d'Etats indépendants, libres et forts, capables de coordonner l'activité de citoyens et de lui donner une finalité.

Mais cela ne suffit pas. La disparition du colonialisme est la condition première. Mais elle est négative.il existe une deuxième condition: positive, celle-là. C'est la foi en soi. Il n'est que trop vrai que certains peuples résistent mal à l'aventure coloniale, et perdent toute foi en eux-mêmes.

Segalen dans les «Immémoriaux» raconte l'histoire de ces peuples océaniens chez qui le contact avec l'Europe s'est traduit par un schisme formidable qui a ébranlé toutes les assises sur lesquelles reposaient la vie de l'individu et de la collectivité. C'est ce que Nietzsche appelait le tremblement des concepts. Ne dites pas qu'il s'agit là d'un cas limite.

Il est moins rare qu'on ne le croit. En Europe, ne connaît-on pas des phénomènes du même genre, moins généraux sans doute, mais tout aussi frappants ? Je viens de lire un article de Temps Modernes de janvier 1962. Dans cet article, André Gorz analyse l'installation d'une mentalité d e faillis dans un village espagnol.

Permettez-moi de vous en citer un extrait : J'ai été témoin dans un village andalou de cette "clochardisation" culturelle que des sociologues ont relevé par tout où une technologie archaïque est entrée en contact brusque avec les techniques modernes.

Ce village connaît à la fois la disette, un taux très élevé de chômage, de nombreuses parcelles d'assez bonnes terres sousexploitées, des vergers gagnés par la dégénérescence, des mauvaises terres abandonnées, des bateaux de pêche pourrissants.


Or il y a une dizaine d'années encore, tous les vergers étaient soignés et arrosés, les bonnes et mauvaises terres fumées, retournées à la houe, dépierrées, la pêche pratiquée intensivement. La désaffection de ces activités n e peut être expliquée par des considérations économiques seulement ; la plupart des petits cultivateurs et pêcheurs produisent avant tout pour l'autoconsommation et, marginalement, pour le troc.

Les fils ont abandonné le travail des pères, sans en trouver aucun autre, pour vivre dans un état de semi mendicité et de sous-alimentation manifeste, se nourrissant de moules, de tomates volées et de menu fretin pêché le long des plages avec des filets crevés.

De leurs explications ressort ce qui suit : ça n e vaut pas la peine de travailler la terre à la houe, de réparer les filets e t les bateaux et de manger mieux grâce à un travail ardu, puisque t out à côté, il y a des tracteurs qui retournent des grands domaines, des engrais chimiques, des motoculteurs dans les vergers et des chalutiers de haute mer - et que de plus on voit passer des touristes en bagnoles américaines, avec des transistors et des équipements de pêche sous eau, quoi qu'ils fassent, n'atteindront jamais ce niveau là. Alors ils chôment, jeûnent, regardent jouir les seigneurs et rêvent de gagner le gros lot.

Eh bien voilà bien une mentalité de faillite de la part d'un groupe social mis en contact brusquement et sans préparation avec des groupes sociaux plus riches et plus puissants. Ce n'est donc pas une vue théorique de dire que l'Afrique court le même danger. Mais j'ajoute tout de suite que ce danger l'Afrique - et c'est un hommage qu'il faut rendre à sa vitalité - a su y échapper ; que cette mentalité de faillite, ce complexe de la faillite, l'Afrique, même confrontée avec la richesse d e l'Europe, avec la technique de l'Europe, l'Afrique l'a ignorée.

La grande chose c'est que l'Afrique, malgré ses tribulations et ses humiliations, a gardé la foi, qu'elle a confiance en elle-même, qu'elle croit en elle-même. Que l'on écoute ses leaders politiques, que l'on consulte ses écrivains, que l'on regarde vivre ses peuples, par tout nous découvrons la même foi en l'Afrique, la même foi en la culture, en la culture africaine.

 A l'heure actuelle, si l'on en croit une classification que je considère pour ma part comme simpliste, il y aurait deux Afriques : l'Afrique réformiste et l'Afrique révolutionnaire. Mettons l'Afrique de Senghor et l'Afrique de Sékou Touré. Or, il est réconfortant de constater que ces deux Afriques que l'on veut opposer l'une à l'autre sont d'accords au moins sur un point: l'affirmation de la personnalité africaine; l'affirmation aussi du primat de la culture; cette culture n' étant conçue que comme l'approvisionnement et le développement de la personnalité africaine.

Ecoutons Senghor : Sur le double plan du présent et du passé, de la colonisation et de la civilisation traditionnelle, en un mot sur le plan de l’ histoire vécue, notre tâche est claire: Il faut sortir de notre aliénation pour construire la cité nouvelle.

Désaliénation politique, désaliénation économique, désaliénation sociale, encore une fois, tout se résume dans le préalable de la désaliénation culturelle. Contrairement à ce que pensent nombre d'hommes politiques la Culture n'est pas un appendice de la politique, que l'on peut couper sans dommage. Ce n’est même pas un simple moyen de la politique. La culture est le préalable et la fin de toute politique digne de ce nom' .

Et encore : L'indépendance de l'esprit, l'indépendance culturelle, est le préalable nécessaire aux autres indépendances, politique, économique et sociale. Voilà un langage bien remarquable de la part d'un homme politique, d'un homme d'état. Cette primauté de la culture reconnue par un homme politique mérite d'être saluée comme un des phénomènes les plus rassurants pour l'avenir de l'Afrique.

Mais, me dira-t-on, Senghor est un poète et une exception en Afrique. Non. Le même point de vue vous le retrouverez chez Sékou Touré que l'on pourrait prendre pour un politique à l'état pur. Pas plus que Senghor, Sékou Touré n'a jamais dissocié son activité politique de l'action culturelle (cfr. son message au 2ème Congrès des Artistes et Ecrivains Noirs, Rome).

Les véritables leaders politiques de l'Afrique ne peuvent être que des hommes engagés, fondamentalement engagés contre toutes les formes de dépersonnalisation de la culture africaine. Ils représentent ... les valeurs culturelles de leur société mobilisée contre la colonisation. C'est en tant que représentant de ces valeurs culturelles qu'ils mènent le combat de la décolonisation de toutes les structures de leur pays.

Et encore : Nous avons, pensons-nous , notre propre message à délivrer, nos propres ressources humaines a joindre aux ressources humaines de la société moderne, les valeurs caractérielles de notre civilisation à apporter aux valeurs des autres civilisations. Ce que disent ces hommes politiques, les poètes aussi, les poètes de la négritude (ce sont parfois les mêmes) j'avais dit et continuent à le dire. Ce n'est pas le lieu ici de développer cette notion si controversée de la négritude. Mais je ne peux m'empêcher de dire combien ce mouvement dit de la négritude a joué un rôle important dans la renaissance africaine.

Au sein des ténèbres colonialistes, les poètes de la négritude sont ceux qui eurent foi, et transmirent foi. C'est le moment ou jamais de reprendre la phrase de Saint-John Perse: «Quand les mythologies s'effondrent, c'est dans la poésie que trouve refuge le divin ; peut-être même son relais. Et jusque dans l'ordre social et l'immédiat humain quand les porteuses de pain de l'antique cortège cèdent le pas aux Porteuses de flambeaux, c'est à l'imagination poétique que s'allume encore la haute passion des peuples en quête de clarté».

 « A. quoi sert de chanter? » nous demandent les utilitaires. Les chants de la négritude ont servi à allumer la passion des peuples d'Afrique en quête de clarté, et c'est là leur justification'. Mais pour que naisse une civilisation ou pour qu'elle renaisse il ne suffit pas de vouloir être soi. Cela est une condition nécessaire. Mais ce n'est pas une condition suffisante. Les choses sont compliquées et se conditionnent dialectiquement : 1") Il faut vouloir être soi. 2") Il faut vouloir se dépasser et renoncer à soi...

«Si le grain ne meurt». En réalité une double stimulation: celle de la particularisation et celle de l'universalisation. A ce point de vue Nietzsche a à la fois raison et tort quand il écrit ceci : Il ne faut pas écouter, lorsque les hommes se plaignent de la disparition des coutumes populaires locales (costumes, mœurs, notions juridiques, dialectes, formes de poésie, etc ...)

C'est précisément à ce prix-là qu'on s'élève sur le plan super-national, qu'on aperçoit les buts universels de l'humanité, qu'on acquiert une connaissance profonde, une compréhension, une jouissance de ce qui est passé et non indigène - en un mot, c'est ainsi que l'on cesse d'être barbare. Il y a du vrai et il y a du faux dans une telle phrase.

Au fond il y a deux manières d'être barbare : on peut être barbare par oubli de soi, par dissipation de soi, par manque de concentration sur soi, être barbare au contraire par excessif repliement sur soi et par esprit villageois. En bref, il faut être suffisamment clos pour prendre conscience de soi, et suffisamment ouvert pour aspirer l'apport du dehors et le restituer à l'universel. Or, je crois que ces deux conditions existent en Afrique.

L'Afrique a soif d'elle-même. L'Afrique a faim du monde. Toynbee, étudiant le problème du contact entre deux civilisations, une civilisation «éminente» et une civilisation en péril d'être colonisée, distingue deux attitudes possibles : une attitude de «zélotes» et une attitude «hérodienne ». L'attitude «zélotique» c'est celle qui pour se défendre contre la pression d'un agresseur renforce l'archaïsme indigène. C'est un traditionalisme de dé-fense. «L'hérodien», au contraire, serait l'homme qui agit e n appliquant le principe suivant : la meilleure façon de se défendre contre l'inconnu est d'en maîtriser le secret ...

Si le « zélotisme » est une forme d'archaïsme suscitée par une pression étrangère, l'hérodianisme est une forme de cosmopolitisme suscitée, précisément, par le même agent extérieur. Il est rassurant de constater que l'Afrique moderne ignore cette querelle et entend transcender l'antinomie «zélotisme-hérodianisme».

L'africanisme n'est ni passé figé, ni européanisation mimétique et systématique. Elle est vie, c'est-à- dire croissance enracinée, échange, assimilation et création. Le nationalisme nègre n'est jamais un nationalisme étriqué. C'est un nationalisme ouvert.

 La nation n'est pas considérée comme fin en soi, mais comme mutation, médiation à l'universel. Jadis, Rabindranath Tagore parlait de la nation comme de l'intérêt égoïste de tout un peuple, en ce qu'il a de moins humain et de moins spirituel. C'est juste la conception inverse qui définit l'Afrique, la nation est médiation au monde, médiation à la fraternité.

Et la repersonnalisation, initiation à l'univers. Ici encore, je cède la parole à Sékou Touré, dans son message au Congrès de Rome : L' homme d'Afrique, hier encore marqué par l'indignité des autres, déchu des entreprises universelles, éloigné d'un monde qui l'avait infériorisé par la pratique de la domination, cet homme dépouillé de tout, apatride dans son propre pays, assis nu et diminué sur ses propres richesses, ressurgit brusquement au monde pour revendiquer la plénitude de ses droits humains et une entière participation à la vie universelle ...

L'Afrique, qui encore jouet et enjeu d'appétits déchaînés, est aujourd'hui engagée tout entière sur le chemin de sa liberté, de sa réhabilitation complète. Hier dominée mais non conquise, l'Afrique est déterminée à délivrer au monde son message particulier et à apporter à l'univers humain le fruit de ses expériences, la totalité de ses ressources intellectuelles et les enseignements de sa culture propre.

Voilà pour quoi en définitive, et sans me boucher les yeux sur les difficultés africaines, voilà pourquoi je crois qu'un e civilisation africaine, une civilisation néo-africaine a ses chances. Et maintenant, pour finir, je voudrais vous dire pour quoi il est indispensable que l'Afrique ne meure pas. L'humanité traverse la plus grave crise de sa longue histoire.

Les fabricants de fusées s'affairent de part et d'autre. La course à la plus grosse bombe atomique est désormais ouverte, en attendant la course au plus gros tas de cadavres et de gravats, de villes anéanties. Par les soins de l'homme, le monde est entré dans l'ère de la Peur.

 Nous savons bien que désormais il n'est plus de refuge, plus d'ilôt de sécurité, plus d'île bienheureuse : que la catastrophe peut survenir n'importe quand et sur n'importe quel prétexte. Le monde entier, et dans ses moindres recoins est désormais concerné, concerné et solidaire. Inutile de chercher à situer les responsabilités.

L'Ouest ? L'Est ? Nous, hommes d'Afrique, nous disons que l'homme, l'homme éternel, et singulièrement l'Europe, sont mis en cause. La civilisation européenne est mise en cause, avec sa démesure et sa volonté de puissance. Une chose est désormais claire : que malgré ses immenses succès, peut- être même à cause de ses immenses succès et de l’esprit de vertige qui en résulte, la civilisation européenne a conduit le monde à une tragique impasse. Eh bien, c'est de cette impasse qu'il est vital de sortir.

Dès lors, comment ne pas penser comme recours, à des «cœurs de réserve» si non à l'Asie, trop prise dans le jeu, trop empêtrée dans les fils que d'autres excellent à tirer, mais à l'Afrique? L'Afrique, le continent blessé sans doute, entamé lui aussi sans doute, pauvre au surplus et dénué, mais intact dans ses profondeurs et dont nous persistons à croire que l'on n'a pas encore su mobiliser toutes les richesses morales et intellectuelles.

Oui, nous avons besoin, un besoin impérieux, un besoin vital, quasi physique de l'Afrique. Nous attendons l'Afrique ; qu' elle se ressaisisse, qu'elle se domine; qu'elle se définisse ; qu'elle s'affirme. Nous attendons l'Afrique, non pas une Afrique fantôme, selon l' expression de Michel Leiris ; mais une Afrique rénovée ; l'Afrique essentielle, sûrs que nous sommes qu'elle n'est pas seulement quémandeuse de crédits, et mendiante de leçons mais aussi porteuse de mission et à sa manière «déifère».

C'est le rôle des hommes de culture nègres, c'est le rôle de «Présence Africaine» d'appeler l'Afrique à cette tâche, à cette mission ; c'est leur rôle d'animer l'Afrique, ses hommes d'Etat, ses peuples, ses élites, à cette ambition, à cette grande ambition ; celle qui consiste à penser qu'elle a quelque chose à dire au monde; quelque chose qui aidera à ré-équilibrer le monde.

Aime Cesaire

NOTES • On présente ici le texte d'une conférence donnée en Italie dans le cadre des programmes de l'Associazione Culturale Itallana en janvier 1962. Sous permission de l'auteur et de l'AC !. • T. Ola Wale Elias, La nature du droit coutumier africain, Paris, Présence Africaine, 1961. •Léo Frobenius, Histoire de l a civilisation africaine, Paris, Gallimard, 1936, pp. 14 et 15. •Léopold Senghor, Nation et voie africaine du socialisme, Paris, Présence Africaine, 1961,p. 82. • Max Lerner, La Civilisation Américaine, Paris, Seuil, 1957., Senghor, p. 207. • C'est un grand écrivain italien, Cesare Pavese, qui constate : « Quand un peuple n'a plus un sentiment vital de son passé, il s'éteint. La vitalité créatrice est faite d'une réserve de passé». Cela explique le double visage de la "négritude", résolument tourné vers l'avenir et en même temps pieusement fidèle au passé.

LA REVOLUTION DE 1889 ET LEO FROBENIUS


Si j’ai répondu, avec joie, à l’invitation des organisateurs de ce colloque, c’est que c’était, pour moi, l’occasion de rendre hommage à Leo Frobenius, l’ethnologue et philosophe allemand. C’était en 1936. Quelques années auparavant, une poignée de jeunes étudiants noirs, des Africains et des Antillais, avaient lancé, en plein Quartier latin, à Paris, le mouvement de la Négritude. 


Nous ne manquions pas d’arguments pour appeler nos congénères, les Africains et les Nègres de la diaspora, à la renaissance de la Culture noire. Il y avait le jazz, les blues, la danse mais surtout l’art nègres, dont la force expressive avait saisi Picasso et les artistes de l’Ecole de Paris, Tristant Tzara et certains poètes surréalistes, comme une illumination. Il reste que nous cherchions d’autres arguments, plus percutants, quand nous rencontrâmes Leo Frobenius. 


C’est Aimé Césaire qui, alerté par un compte rendu lu dans la revue Les Cahiers du Sud, avait acheté l’ouvrage majeur de Frobenius intitulé Histoire de la Civilisation africaine [2]. C’était la traduction de Kulturgeschichtc Afrikas, paru aux Editions Gallimard. Il me l’avait passé après l’avoir lu, et je garde encore, dans ma bibliothèque, cet exemplaire qui porte son nom pour comprendre le saisissement dont nous fûmes saisis à la lecture de ce livre, il faut revenir en arrière : à l’enseignement que donnaient, aux colonies, toutes les « écoles de Blancs », publiques ou privées.

Du rationalisme au positivisme


Je ne saurais mieux illustrer cet enseignement qu’en donnant, en exemple, mon propre cas. 

Après mes études primaires, faites dans une mission catholique, je suis entré au collège-séminaire Libermann, à Dakar, où j’ai fait quatre années d’études classiques avec le français, latin et grec, sans négliger les mathématiques. 

Le Père Directeur, excellent professeur, pensait - et nous disait - que nous n’avions pas de civilisation. Il nous fallait donc assimiler lentement, progressivement, l’essence de la civilisation européenne, dont la France, naturellement, offrait le meilleur modèle, qui se résumait dans l’esprit de méthode et d’organisation ou, ad libitum, dans la clarté de la conception et de l’expression, dont Descartes nous donnait le meilleur exemple. Cependant, car je dois le préciser, tous mes maîtres français, du collège-séminaire Libermann à la Sorbonne, m’ont appris à respecter le génie allemand. 



Or donc, on nous apprenait à nous méfier de l’imagination mais surtout de la sensibilité : de tout ce qui distrayait, amusait la pensée, comme l’image et le rythme, pour ne pas parler de la mélodie, toutes choses qui ne conviennent que dans la poésie. Plus tard on nous citera la prose de Paul Valéry comme le modèle idéal. 


Je dis : « plus tard ». En effet, me souvenant, non sans tristesse, du « Royaume d’Enfance », du village sénégalais où j’avais grandi, jusqu’à l’âge de sept ans, dans la joie de vivre, j’osais contester, devant le Père Directeur, que nous fussions sans civilisation. Je me rappelais, en effet, le Roi du Sine, encore que « sous protectorat français », faisant visite à mon père, gros propriétaire terrien : je me rappelais la noblesse des gestes, l’élégance polie des paroles et la générosité des cadeaux échangés. Je me rappelais surtout, aux fêtes nocturnes du village, les chants polyphoniques des jeunes filles et les danses des athlètes, noirs élancés, dont les corps en mouvement exprimaient la beauté. 

Du Royaume d’Enfance, j’ai retenu les trois éléments essentiels de l’esthétique négro-africaine, qui a marqué, de son sceau, l’esthétique du XXe siècle : l’image symbolique, la mélodie des formes et des mouvements, des sons et des couleurs, enfin, le rythme des parallélismes asymétriques. _

A la fin de la classe de troisième, le Père Directeur, convaincu que j’étais un contestataire de la civilisation « indo-européenne », comme vous dites, albo-européenne, comme je dis, me renvoya doucement, poliment, du collège - séminaire. J’allais, au cours de ma dernière année de lycée, à l’école secondaire publique qui allait devenir le lycée Van Vollenhoven, commencer de m’initier sérieusement à l’essence de la pensée européenne : à son rationalisme. 



Malgré la Révolution de 1889, dont je parlerai plus loin, René Descartes était roi en classe de Philosophie. A la fin de la Renaissance, nous enseigne-t-on, c’était lui qui, rompant avec la tradition scolastique du Moyen Age et renouant avec la science et la philosophie gréco-latines, avait informé l’esprit des temps modernes qui, débarrassé de la mythologie gréco-latine comme de la théologie judéo-chrétienne, nous apprend que la raison est en accord avec la réalité du monde, nous permettant, ainsi, de connaître la nature et d’agir sur elle. 


Bien sûr, aux XVIIe et XVIIIe siècles, d’autres philosophes européens critiqueront, amenderont, nuanceront ou enrichiront la doctrine cartésienne. Je songe surtout aux Allemands : au rationalisme intellectualiste de Leibniz, au rationalisme symbiotique de Kant, au rationalisme dialectique de Hegel. Il reste que tous participeront, plus ou moins, de l’idéalisme cartésien, de la philosophie du cogito, jusqu’à l’empirisme anglais de Locke, y compris les versions expérimentalistes des deux Bacon. Participent, en effet, du rationalisme tous ceux qui croient à l’accord pour ainsi dire génétique de la raison et du monde. 



Les peuples nordiques, singulièrement les Allemands, seront les premiers à réagir contre le cartésianisme, et en allant jusqu’au bout. J’ai parlé, plus haut, des empiristes anglais. En vérité, la Renaissance ne fit que les effleurer. Pour m’en tenir à l’Allemagne, ce qui naît et se développe au XVIe siècle, ce n’est pas une renaissance, mais une âme baroque, mystique, ou mieux un homme baroque, contradictoire, qui ne peut pas choisir entre intuition et entendement. 



Ce mouvement, profond, de l’âme allemande reviendra en plein XVIIIe siècle, au moment même où triomphent, avec Goethe, les « classiques de Weimar ». C’est le premier mouvement romantique, avec des écrivains comme les frères Schlegel et Novalis, Görres et les frères Grimm. Ces derniers sont ennemis de la raison. C’est pourquoi, ne croyant pas au progrès, ils prêchent le retour aux intuitions collectives, à ce que j’appellerais l’Ur-Deutschland, pour parler comme Leo Frobenius. 

C’est à ce courant qu’appartient le philosophe Fichte depuis ses Discours à la Nation allemande. Johann Gottlieb Fiche entend dépasser la contradiction, qu’il a découverte chez Kant, entre la connaissance rationnelle, photographie de la nature comme nous dirions aujourd’hui, et la liberté du moi. Il pose l’unité du moi fini et du non-moi ou Absolu grâce à la médiation du Verbe. C’est lui qui, avant Hegel, réinvente la dialectique que les Grecs avaient héritée des Egyptiens, des Africains. J’y reviendrai avec Frobenius. 



Les Allemands s’attarderont dans le romantisme quand les Français, tard venus à ce mouvement, l’abandonneront assez vite. En effet, le cartésianisme, du moins le rationalisme, s’était prolongé en France avec les encyclopédistes et leur « Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers », publié à partir de 1751. Je souligne le mot « raisonné ». Le but, avoué, était de soumettre la religion, la politique et la morale au contrôle de la raison discursive. 



Au demeurant, le mouvement romantique aura duré seulement quelques décades en France. Victor Hugo publie la « Préface » de son Cromwell en 1827 et Auguste Comte son premier « Cours de Philosophie positive » en 1826. En vérité, jusqu’à la Révolution de 1889, pendant la plus grande partie de ce qu’un écrivain français appela « le stupide XIXe siècle », c’est le positivisme qui régna en France, avec son corollaire littéraire, le rationalisme. Et, comme on le sait, ce nouveau mouvement de pensée ne fut pas sans influence en Europe. Cette influence s’exerça en Allemagne sous les couleurs d’un certain « réalisme ». 



Le positivisme, c’est un renforcement et, en même temps, une dégradation du rationalisme cartésien. A l’idéalisme mathématique de Descartes, qui connaît l’intuition entre autres éléments, on substitue la méthode expérimentale avec la recherche des faits : des « petits faits significatifs », pour parler comme Hyppolyte Taine. Bref, avec le positivisme et le naturalisme, l’âme intuitive s’en est allée et l’esprit s’est embourbé dans la matière.


Enfin, Frobenius vint

Il reste que le positivisme et autres naturalismes avaient peu déteint sur la Germanité, je veux dire sur l’Allemagne et l’Autriche. Dépassant l’idéalisme des successeurs allemands de Kant, Schopenhauer, par sa théorie du vouloir-vivre, pessimiste au demeurant, annonçait Nietzsche. 



Friedrich Nietzsche eut le mérite, au milieu du XIXe siècle positiviste, de faire une relecture, mais germanique cette fois, des Grecs, depuis les présocratiques jusqu’à Aristote. Je pense qu’il a dû s’arrêter à l’Ethique à Nicomaque d’Aristote : très précisément, pour la méditer, à la fameuse phrase que voici : « Or il y a, dans l’âme, trois facteurs dominants qui déterminent l’action et la vérité : la sensation (aïsthésis), l’esprit (noûs) et le désir (orexis) ». 

Avant lui, Descartes avait noté cette phrase puisque, dans ses Méditations, il nous dit que les trois facultés essentielles de l’homme sont le « penser », le « vouloir » et le « sentir ». Il reste que, pour Descartes, le noûs, c’est presque uniquement la raison discursive alors que, comme l’a bien vu Nietzsche, le noûs se divise en raison discursive (dianoïa) et en raison intuitive (pro-aïsthésis ou théôria). 

C’est en partant de cette vision aristotélicienne, et sur fond de pessimisme schopenhauerien que Nietzsche a bâti sa théorie du Surhomme. Pour lui, l’important, le destin de l’homme, ce n’est pas de rechercher le vrai, mais la Vie ou, plus précisément, le sens de la Vie. Dans cette époque de décadence générale, le vrai problème est celui des valeurs qui donnent leur sens, et leur sel, à la vie. Il s’agit d’enterrer les valeurs anciennes de décadence - celles des Grecs, des Juifs, des Chrétiens, de l’humanisme moderne et de la Révolution de 1789 - pour faire pousser les valeurs nouvelles de la volonté libre, qui s’alimente dans la symbiose de la sensibilité et de l’intuition, de la discursion et de la volonté. 



De l’autre côté, à l’ouest de la frontière, en France, d’autres forces, nées de la décadence du positivisme et du triomphe du mouvement symboliste, couvraient la Révolution de 1889. Si je parle de la Révolution de 1889, c’est, bien sûr, par référence à la Révolution française de 1789. En effet, celle-ci avait procédé du rationalisme et, plus précisément, du rationalisme encyclopédiste. C’est, d’autre part, que 1889 est l’année où Henri Bergson publia son Essai sur les Données immédiates de la Conscience. 

Lui aussi s’élevait, non exactement contre le rationalisme, mais contre sa déviation intellectualiste et, surtout, contre le positivisme matérialiste. Lui aussi avait relu la fameuse phrase d’Aristote en donnant, au mot noûs, son véritable sens de symbiose de la discursion et de l’intuition. Il y a seulement qu’il met l’accent sur la sensation et l’intuition. Ce qu’il préconise, par sa philosophie, c’est « un retour conscient et réfléchi aux données de l’intuition ». S’appuyant, comme Nietzsche, sur les valeurs de la vie et de la liberté, c’est à cultiver l’activité créatrice de l’homme que nous convie Bergson. _

Curieusement, dans les années où Bergson écrivait son Essai, Arthur Rimbaud, un Français du Nord, un poète, découvrait les valeurs de la Négritude. Après avoir chanté, dans ses premiers poèmes, le bonheur des sens, le poète, devenu voyant dans Une Saison en Enfer et tournant le dos au positivisme aveugle, célèbre ses découvertes et son nouvel art :
« Oui, j’ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une bête, un Nègre. Mais je puis être sauvé. Vous êtes de faux Nègres... J’entre au vrai royaume des enfants de Cham... J’inventai la couleur des voyelles !... Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens. Je réservais la traduction ».


C’est moi qui souligne. Voilà définie, en peu de mots, l’esthétique de l’art nègre, qui allait, encore une fois, marquer, de son sceau, l’esthétique mondiale du XXe siècle : dont procède l’expressionnisme allemand. Ce n’est pas hasard. Mais ceci mérite explication. Leo Frobenius va nous la donner. 


L’ethnologue allemand va renouveler l’ethnologie en la rendant à sa vocation de philosophie de l’ethnographie et, singulièrement, de sa branche majeure, la sociologie. C’est lui qui, avant Paul Rivet, mon ancien professeur à l’Institut d’Ethnologie de Paris, qu’à mon avis, il a influencé, a insisté sur trois faits ethnographiques majeurs :

  1. - l’existence des aires culturelles à travers le monde ; 
  2. - l’unité, dans ce domaine, des Nègres sur tous les continents ; 
  3. - les affinités entre Germains ou, plus généralement, Nordiques et Nègres.

Mais, avant d’aller plus loin, je voudrais m’arrêter sur la Sociologie. 


Claude Lévi-Strauss, dans son Anthropologie structurale [3], définit la sociologie comme la « philosophie sociale », et, se référant aux Anglo-Saxons, il y voit « un ensemble de recherches positives portant sur l’organisation et le fonctionnement des sociétés du type le plus complexe ». Et il a raison en soulignant le positivisme qui a marqué la sociologie à ses débuts. Si d’Angleterre nous passons en France, nous y constatons que Durkheim, s’inspirant de Comte, voit, à son tour, la sociologie comme une science des faits à caractère mécaniste. 


C’est dire qu’elle avait commencé par s’enliser. C’est alors qu’arriva Leo Frobenius, muni d’une nouvelle vision, à l’opposé, précisément, des ethnologues et autres sociologues positivistes. En effet, la méthode par excellence de ceux-ci est d’accumuler, encore et toujours accumuler les faits en les expurgeant de leurs valeurs. Surtout quand il s’agit de peuples extra-européens, seraient-ils méditerranéens, ce qui prévaut, c’est l’européo -, voire l’albéo-centrisme, c’est-à-dire le point de vue factuel, matérialiste, comptable ou, au mieux, intellectualiste. 


Ce qu’apporte, essentiellement, Frobenius, c’est, d’abord, une vision d’ensemble. Il ne s’agit pas de compter, un à un, les faits, mais de les voir dans leur ensemble et réagissant les uns sur les autres. Ce qu’il préconise ensuite, tournant le dos à la discursion, c’est de faire appel, pour pénétrer non pas les faits, les quantités, mais les valeurs, à la sensibilité : à l’intuition. Car seule celle-ci peut, par-delà la matière, aller jusqu’aux valeurs, qui sont les signes, mieux, les agents actifs de la vie. Nous reconnaissons, ici, avec les idées de Nietzsche, celles de Bergson et Rimbaud. Il s’agit, en définitive, d’une nouvelle philosophie préconisant la poésie au sens étymologique du mot grec, qui est vision et action en même temps. 

Bref, si Frobenius a inventé un nouvel instrument de recherche, est, plus exactement, revenu à une vieille méthode, c’est pour réaliser l’œuvre ambitieuse qui fut celle de toute sa vie : créer une nouvelle civilisation en réconciliant tous les peuples de la terre dans un dialogue de l’Universel, comme le préconisera plus tard, Pierre Teilhard de Chardin. En définitive, Frobenius demande qu’on fasse agir activement les quatre facultés qui ont noms sensation, intuition, discursion, volonté et dans l’ordre que voilà de leur importance. 


Au demeurant, comme l’a fait remarquer le professeur Cheikh Anta Diop dans ses ouvrages sur l’histoire et la civilisation africaines, cette dialectique, qui met l’accent sur l’âme plus que sur l’entendement, nous vient de l’Egypte, où les Grecs étaient allés l’apprendre. Et il s’agit d’une Egypte africaine, comme nous l’apprend Hérodote, témoin oculaire, dont les habitants avaient, écrit-il, « la peau noire et les cheveux crépus ». 


C’est précisément à cette Afrique, diverse mais une, que Leo Frobenius applique sa méthode, comme nous allons le voir maintenant. 



Au demeurant - et c’est par là que je voudrais terminer cette partie de mon exposé -, cette méthode, c’est celle qu’emploie l’anthropologue marxiste Maurice Godelier. « Cette méthode », précise-t-il dans une interview au Monde Dimanche du 14 février 1982, « est l’observation participante. C’est-à-dire l’immersion prolongée dans les rapports sociaux locaux, la descente dans le puits ».


La méthode de Frobenius


Frobenius, qui a choisi consciemment l’Afrique comme objet principal de ses études - nous verrons plus tard pourquoi -, commence par critiquer la méthode que voilà des ethnologues et sociologues positivistes. Ceux-ci, en effet, pour étudier les peuples non européens, les peuples du Tiers-monde comme nous disons aujourd’hui, refusent de quitter leur moi, c’est-à-dire leur logique mécaniste, européenne, qui ne s’arrête qu’aux « faits matériels » promus « réalités objectives ». 

En face, ce que préconise Frobenius, c’est, au-delà des faits quantifiables, de chercher à saisir leurs qualités, leur signification : ce qu’il appelle leur sinngabe. C’est cette vue d’ensemble des phénomènes, des apparences, dont nous parlions tout à l’heure. Celle-ci consiste, encore une fois, à s’abandonner à la sensibilité. C’est cette sensibilité, cette faculté d’émotion, et, partant, de vision, que Frobenius appelle le Gemüt, qui seul peut nous amener à l’intuition, c’est-à-dire à la vision en profondeur des réalités vraies : à la Tiefenschau. 



C’est, précisément, parce que nombre de peuples du Tiers-monde sont des hommes de sensibilité et d’intuition qu’il faut, pour les connaître et les dépeindre, user de la vision en profondeur. C’est le cas des Africains. Cependant, avant d’en venir à la civilisation africaine, je voudrais m’arrêter sur ce que le philosophe allemand appelle une Kulturmorphologie ou « morphologie des cultures ». 

Mais qu’est-ce que la Kultur ? Pour Frobenius, la « civilisation », c’est moins un « ensemble de faits communs à une société ou à un groupe de sociétés », comme le croyaient, et le disaient, les sociologues positivistes, qu’un état d’âme, un « style » commun à un peuple ou à un groupe de peuples. C’est ce style, comme esprit d’une civilisation, que Frobenius désigne par le mot de Kultur, comme le font les Français en employant le mot de « culture ». 


C’est en partant de cette dernière signification que Frobenius a exposé sa Morphologie des Cultures. Il commence par insister, par-delà la diversité de ses formes, sur l’unité de la civilisation humaine. Il va plus loin : il affirme que toutes les civilisations de tous les peuples se sont génétiquement développées en passant par les mêmes étapes de l’enfance, de l’adolescence et de la maturité. L’étape la plus importante et la plus féconde est celle de l’enfance, au cours de laquelle sensibilité et raison intuitive sont les plus actives. C’est essentiellement l’étape de l’art et, plus généralement, de la créativité. 

C’est pendant la seconde étape que se développent, et la raison discursive, et la volonté. Ce sont l’une et l’autre qui, ensemble, organisent, en les vérifiant, les sensations et intuitions. C’est alors que l’adolescent se sépare de son Lebensraum, de son environnement, pour découvrir son moi et le promouvoir en personne. Alors, rassemblant ses sensations, intuitions et connaissances factuelles, il les ordonne en un ordre non pas idéal, mais idéel, pour parler comme Maurice Godelier, l’anthropologue marxiste. 

C’est alors, après avoir fait de soi un homme d’équilibre entre ses quatre facultés essentielles, entre soi et son milieu, que le peuple adolescent peut se livrer à son activité générique, humaine, qui est de créer : depuis les instruments nécessaires à sa vie, animale jusqu’ aux œuvres d’art les plus élaborées, les plus belles. La maturité est donc, pour Frobenius, la troisième étape. Elle se caractérise par le fait que la raison discursive prend le pas sur la raison intuitive, l’application pratique sur la création et l’exploitation de la vie sur le vivre la vie. C’est l’âge de la décadence. _


C’est en s’appuyant sur cette psychologie des peuples que Frobenius élabore sa Morphologie des Cultures. Avant d’aller plus loin, il faut préciser ce que voici. Pour l’ethnologue et philosophe allemand qui est un antiraciste conséquent, il n’y a pas plus de peuples primitifs que de races : tous ont franchi l’étape de l’enfance. Il y a seulement que certains ont gardé l’esprit créateur de l’adolescence tandis que d’autres sont passés pour aller s’enliser dans le pragmatisme à courte vue de l’âge mûr. 



En s’éclairant de la théorie que voilà, Frobenius a fait de l’Afrique le principal objet de ses recherches ethnographiques et de ses réflexions philosophiques. Dans Le Destin des Civilisations, au paragraphe du chapitre premier intitulé « La Réalité du Monde intérieur », il définit, en les opposant par leurs cultures respectives, la civilisation éthiopienne et la civilisation hamitique. La première s’étend sur l’Afrique du Nord, y compris le Sahara, la deuxième sur les Afriques équatoriale et tropicale ; pratiquement sur l’Afrique noire, à l’exception des Hottentots : Bochimans et Pygmées, qui participent des deux. 



La civilisation éthiopienne est déterminée par la plante et, plus généralement, la vie agricole avec la ferme familiale. Sa base sociale est le patriarcat, dans lequel la famille comprend tous les descendants, sur quelque quatre générations, d’un ancêtre commun. Dans ce cadre, il n’y a pas de propriété privée : la terre, les troupeaux et autres instruments de travail y sont des biens communautaires. « L’unité familiale » y est le fait central, comme le précise l’ethnologue, qui s’étend aux ancêtres défunts. 



A l’opposé, la civilisation hamitique est déterminée par l’animal, domestique ou non, et, d’une façon générale, par l’élevage et la vie nomade. « L’économie », en effet, « oscille entre la chasse et la vie nomade ». Dans cette civilisation, la propriété est privée, qui a été informée par une ancienne personnalisation des individus au sein de la famille. Le cadre familial est, ici, le matriarcat, où le clan englobe tous les descendants d’une femme ancêtre. 



Sous les formes, sous les phénomènes géographiques et historiques que voilà, ce qui caractérise essentiellement l’une et l’autre civilisations, c’est une certaine culture, un certain esprit propre à chacune et que Frobenius présente sous le nom de Païdeuma. 

Il définit ainsi le mot : « une notion psychologique qui désigne la structure spirituelle d’un peuple dans la mesure où elle se révèle dans son comportement culturel ». C’est en analysant la Païdeuma de l’une et l’autre civilisations à la lumière de la géographie, de la préhistoire - histoire et des faits sociaux, singulièrement de l’art et de la littérature, que le philosophe allemand qualifie la civilisation éthiopienne de « mystique » et la civilisation hamitique de « magique ». 



Ce qui intéressait, dans les années 1930, les fondateurs du mouvement de la Négritude, c’étaient non seulement la définition de la culture éthiopienne comme appartenant aux Nègres, mais encore et surtout celle de la Païdeuma appliquée à notre XXe siècle. On ne l’a pas assez remarqué, Frobenius n’insiste pas sur la race, mais sur la culture. Par exemple, les Hottentots, Bochimans et Pygmées sont radicalement plus près des Nègres que des Arabo-berbères ; pourtant, il les range avec ceux-ci. Il y a surtout qu’il range les Allemands, avec les Négro-africains, dans la civilisation éthiopienne tandis qu’il le fait des Français, Anglais et Américains, avec les Arabo-berbères, Hottentots, Bochimans et Pygmées, dans la civilisation hamitique. 

Et voici qu’une science nouvelle, la caractérologie ethnique - le mot « caractérologie » est ignoré par le dictionnaire Paul Robert en six volumes de 1958 -, confirme l’analyse de Leo Frobenius. En effet, dans son fameux ouvrage intitulé La Caractérologie ethnique, le professeur _ Paul Griéger reconnaît l’émotivité comme caractère commun à l’ethno-type des Fluctuants et à celui des Introvertis. Il y a seulement que, chez les Introvertis, représentés surtout par les Allemands, la réaction à l’émotion est lente alors qu’elle est rapide chez les Fluctuants, dont les principaux représentants sont les Nègres. 


De ce point de vue de l’humanisme du XXe siècle, peu de pages m’ont autant convaincu que Le Destin des Civilisations. D’un coté, il y a, avec l’esprit magique des Hamites, « le rationalisme français, le réalisme anglais et le matérialisme nord-américains » ; de l’autre, il y a le mysticisme des Allemands et les Négro-Africains. Il s’agit, là, de se défier des intuitions pour se laisser guider par la pensée analytique, logique, afin d’amasser les faits, les Tatsachen. 

Il s’agit surtout, par-delà, d’organiser les forces productives en les mécanisant. Le but, ce n’est pas de contempler en communiant avec l’Autre, en se perdant dans l’Autre. Le but, c’est de jouir des richesses matérielles accumulées. On reconnaît, là, la civilisation matérialiste du XXe siècle, qui, rompant le fameux équilibre, a déspiritualisé l’Euramérique en lui faisant perdre son Gemiit, son âme. En face, il y a, ici, l’intuition directe, née de l’émotion et conduisant à la vision des réalités, des Wirklichkeiten, qui se cachent derrière les faits mécaniquement amassés. Et cette vision développe, dans sa plénitude, le don de l’expérience. 

Dès lors, il n’est plus question que de l’Autre : de communier avec lui, de se perdre avec lui en l’exprimant.


Je voudrais conclure en soulignant que, par sa morphologie des cultures, Leo Frobenius annonce Pierre Teilhard de Chardin et sa vision de la Civilisation de l’Universel. Au demeurant, celui-ci a soutenu, en son temps, que la première civilisation, comme les premiers hommes, était apparue en Afrique et que le continent noir, jusqu’au Paléolithique supérieur compris, avait guidé les progrès de l’humanité. 


Je le rappelle, pour l’ethnologue et philosophe allemand Frobenius, la civilisation d’un peuple donné peut s’arrêter à l’une ou l’autre des étapes. C’est ainsi que l’Allemagne, après avoir atteint sa maturité, avec « la maîtrise des Allemands dans le maniement des faits », était en train de revenir au « sens du réel, qui, finalement, triomphe toujours des faits donnés ». Il le souhaitait du moins. En tout cas, après avoir constaté que, tout au long de l’Histoire, la direction du monde passait alternativement de la civilisation éthiopienne à la civilisation hamitique, et inversement, Frobenius préconisait, dans 


Le Destin des Civilisations, un œcuménisme culturel qui maintiendrait l’équilibre entre la sensibilité et la volonté, l’âme et l’entendement, réunis en symbiose dans l’esprit. Le Français Teilhard de Chardin ne dira pas autre chose dans des ouvrages comme L’Energie humaine et L’Activation de l’Energie : d’une façon générale, dans sa théorie de la « Civilisation de l’Universel ». 

Voilà une leçon que nous ferions bien de méditer après la conférence de Cancun, au moment que l’Euramérique et le Tiers-monde se préparent, sous l’égide de l’ONU et dans le cadre du Dialogue Nord-Sud, à ouvrir des « négociations globales ». Il s’agit, en principe, de créer un Nouvel Ordre économique international. 



Cependant, comme je ne cesse de le souligner depuis nombre d’années, il n’y aura pas de Nouvel Ordre économique international si l’on n’établit pas, d’abord, un Nouvel Ordre culturel. C’est, en vérité, ce que préconisaient Leo Frobenius puis Pierre Teilhard : un nouveau monde d’équilibre et d’harmonie, où chaque continent, chaque race, chaque nation, mais surtout chaque culture apporterait ses vertus, irremplaçables. 

Je me réjouis que, dans l’édification de la civilisation surhumaine du troisième millénaire, l’Allemagne et la France, représentants authentiques des civilisations éthiopienne et hamitique, nous apportent des contributions majeures.

Léopold Sédar Senghor 

[1] Ethiopiques. Revue socialiste de culture négro-africaine, n°30, 1982. Conférence prononcée le 23 mars 1982, à Francfort, dans le cadre d’une manifestation organisée en l’honneur de Leo Frobenius.
[2] Paris, Gallimard, 1936

[3] Paris, Plon, 1958.