Y a-t-il une civilisation africaine? La réponse à cette question est loin
d'être évidente. Si on prend les choses sous l'angle historique, on
s'apercevra aisément que pendant tout le 18e et le 19e siècle, la
réponse à cette question a été négative.
Non, disait-on, non
prétendait- on, il n' y a pas de civilisation africaine. La civilisation c'est
l'Europe.
L'Afrique c'est la sauvagerie, c'est la barbarie.
Et puis, peu à peu, les choses ont changé et les points de vue ont tendu à devenir
plus favorables aux Africains, l'Europe a découvert l'art africain, l'Europe a découvert
la civilisation africaine.
Les religions africaines ont fait l'objet d'études systématiques.
Et dernièrement un homme comme le Révérend Père Tempels a pu écrire un livre sur
une philosophie africaine : la Philosophie bantoue .
Il n'est pas jusqu'à la politique
africaine qui n'ait été réhabilitée'. Bref, au fur et à mesure que nous entrons dans le
20ème siècle, on découvre des éléments de civilisation en Afrique.
Et finalement, et
peut-être même j'aurais pu dire prématurément, le grand mot est lâché par l'Allemand
Frobenius. Lui, le premier si je ne m'abuse s'enhardit à parler d'une civilisation
africaine, d'une grande civilisation africaine.
Je ne peux m'empêcher de citer cette page, tellement elle a été importante dans la
prise de conscience de leurs propres problèmes, pour les intellectuels noirs des
années 1930-1935.
Il ne faut pas oublier que, voici encore une génération, l'Afrique pour un Européen de culture générale, était un pays
désolé, le continent des fièvres, auquel ne pouvaient s'adapter que les aventuriers et les missionnaires. Les indigènes
étaient des barbares, presque des animaux, une race d'esclave, un peuple dont l'état de dépravation grossière n'avait
su produire que le fétichisme ...
Et pourtant ! Au siècle dernier, alors même que ce point de vue prévalait en Europe,
un groupe admirable de héros, allant de l'avant malgré le mépris, la fièvre et le cannibalisme, perçaient l'inconnu qui
recouvrait la substance de cette partie du monde pour exhumer, avec une virilité superbe, son image visible. Ces héros
savaient que la conception vulgaire était erronée .
Ils réussirent à jeter pour la première fois un regard sur des
prestigieuses splendeurs, une magnificence inconnue leur apparut. Mais il fallut encore une génération pour que l'âme
de l'Europe fût prête à accepter ces connaissances nouvelles. Non pas que les premiers navigateurs européens de la
fin du Moyen Age n'eussent fait dans le domaine de très remarquables observations.
Lorsqu'ils arrivèrent dans la Baie
de Guinée et aboutirent à Vaïda, les capitaines furent fort étonnés de trouver des rues bien aménagées, bordées sur
une longueur de plusieurs lieues par deux rangées d'arbres. Ils traversèrent pendant de longs jours une campagne
couverte de champs magnifiques, habitée par des hommes vêtus de costumes attachants dont il savaient tissé l'étoffe
eux-mêmes! Plus au Sud, dans le Royaume du Congo, une foule grouillante habillée de soie et de velours, de grands
Etats bien ordonnés , et cela dans les moindres détails, des souverains puissants, des industries opulentes.
Civilisés
jusqu' à la moelle des os! Et toute semblable était la condition des pays à la côte orientale, la Mozambique par
exemple. Les révélations des navigateurs du XVème au XVIlème siècle fournissent la preuve certaine que l'Afrique
Nègre qui s'étendait au Sud de la zone désertique du Sahara était encore en plein épanouissement, dans tout leur
éclat de civilisations harmonieuses et bien formées. Cette floraison, les conquistadors européens l'anéantissaient à
mesure qu'ils progressaient.
Car le nouveau pays d'Amérique avait besoin d'esclaves et l'Afrique en offrait des
centaines, des milliers, de pleines cargaisons d'esclaves! Cependant , la traite des noirs ne fut jamais une affaire de
tout repos, elle exigeait sa justification, aussi fit-on du Nègre un demi-animal, une marchandise. Et c' est ainsi que
l'on invente la notion du fétiche comme symbole d'une religion africaine. Marque de fabrique européenne.
Quant à
moi, je n'ai vu dans aucune partie de l'Afrique nègre les indigènes adorer des fétiches. L'idée du Nègre barbare est une
invention européenne ' .
Voilà me semble-t-il un des premiers textes et en même temps un des plus éloquents,
un des premiers à tenter hardiment de faire prévaloir l'idée qu'il y a une civilisation
africaine, i.e. un tout harmonieux et systématique définissant les rapports humains et
les activités humaines.
Après de telles appréciations, on pourrait croire la partie gagnée et que la notion
d'une civilisation africaine est maintenant, et désormais, admise par tous et prévaut
sans contestation. Il s'en faut de beaucoup.
On a vu depuis quelque temps surgir d'
autres écoles, d'autres tendances philosophiques, qui elles aussi (quoique partant d'un
autre point de vue) ont contesté l'existence d'une civilisation africaine. Je pense ici à
certains Américains, à certains intellectuels
noirs et aussi à l'école russe de l'ethnographie Potkhine. Que disent les savants de
cette tendance ? Ils ne sont pas racistes. Ils ne disent pas que les nègres sont des
barbares.
C'est là le grand progrès réalisé par rapport au 19ème siècle. Mais ils n’en
maintiennent pas moins qu'il n'y a pas de civilisation africaine (civilisation au
singulier). Comment cela? Eh bi en voilà : ils disent : les Nègres africains sont des
civilisés, mais la civilisation africaine est un mythe. Il n'y a pas une civilisation
africaine.
Il y a des civilisations africaines; très différentes entre elles. Il n'y a pas une
civilisation africaine, il y a autant de civilisations africaines qu'il y a de nations
africaines.
Ainsi donc tantôt on attaque la notion de civilisation africaine au nom d'une prétendue
barbarie africaine. Tantôt, au contraire, on attaque la notion de civilisation africaine au
nom d'un pluralisme africain.
Sur l'idée de la barbarie nègre, je ne reviendrai pas sur
la réfutation donnée par les ethnographes et d'abord par Frobenius, dont je vous ai lu
tout à l'heure un texte significatif.
J'insisterai davantage (parce que c'est admis) sur ceux qui nient l'existence d'une
civilisation africaine, en se fondant sur l'existence d'un pluralisme africain, sur
l'existence de nations africaines présentant chacune ses particularités propres.
Que valent les arguments avancés par les sectateurs de cette école? Je commencerai
par constater que l'existence d'un pluralisme de cultures ne contredit pas l'existence
d'une unicité de civilisation. Le meilleur exemple, c'est l'Europe qui nous le fournit. Il y
a en Europe des cultures propres à chaque pays, la culture italienne, la française,
l'anglaise, e t c ... la russe.
Et pourtant on est fondé à parler d'une civilisation
occidentale. Et même d'une civilisation européenne, tellement il est évident que les
différentes cultures, qui se partagent l’Europe ont entre elles des rapports étroits, si
étroits et si cohérents qu'ils suffisent à caractériser l'Europe par rapport aux autres
continents. Vues à une certaine distance, les cultures apparaissent comme des
variantes d' une seule et même civilisation.
Eh bien, pour quoi n'en serait-il pas de même en Afrique Noire? Il es t très vrai de dire
qu'il y a plusieurs cultures en Afrique, mais il n'en est pas moins vrai que l'on peut
affirmer que toutes les cultures ont entre elles des traits communs qui font que l’on
est fondé à parler d'une civilisation africaine. Il y a, coiffant les cultures noires, une
civilisation nègre, une civilisation africaine.
Et même une civilisation d'une remarquable vitalité : les Noirs transportés dans les
Amériques l'ont consacrée et ont déformé la civilisation européenne dans un sens très
précis qui est celui de la civilisation africaine dont ils étaient les ressortissants.
Le fait donc est là. Il y a une civilisation africaine. Restent deux choses : il reste à
porter sur elle un jugement de valeur. Il reste aussi à apprécier ses chances de survie.
D'abord le jugement de valeur
Ici, comme dans toute appréciation, il faut nuancer. Il y a le côté ombre, et le côté
lumière. L'infériorité de la civilisation africaine est bi e n connue. Il suffit de la
comparer à la civilisation européenne pour comprendre que cette infériorité
fondamentale est dans l'ordre de la technique et de la science. Ceci dit, ce qui est
moins connu ce sont ses qualités. Ici encore la référence à l'Europe nous éclairera.
La civilisation européenne est une très grande civilisation ; une civilisation
«éminente». Cependant , il est clair qu'elle a toujours échoué devant le problème de
l'intégration de l'homme. D'abord il y a des classes sociales, des riches et des
pauvres.
Et si le Marxisme est né au 19ème siècle, c'est que l'homme européen a pris
conscience qu'il y avait dans la société européenne une classe marginale, une classe
non intégrée, celle des prolétaires. De même l'homme européen est divisé à l'interieur
de lui-même. Cloisonné à l'intérieur de lui-même. L'homme en tant qu'individu est un
homme déchiré. Homo duplex. Pas seulement, triplex, multiplex. Des parties entières
de l'homme moderne ne sont pas intégrées. Il y a des strates de personnalité. La
personnalité n'est plus homogène et harmonieuse. La civilisation de l’Europe moderne,
c'est la civilisation de l'homme tiraillé.
Enfin, l'homme européen est séparé de la nature et du cosmos. Il le vainc. Il le
domine. Il n' y est pas associé.
L'homme de la civilisation européenne est un homme qui à force de penser et de
vaincre la nature a fini par être vaincu par sa propre puissance. Il est devenu le
prisonnier des objectivations de son propre esprit, le prisonnier de ses concepts et des
catégories qu'il a inventées pour appréhender le monde .
Ce qui dans certains cas
peut conduire à une nouvelle forme de barbarie, la babarie de l'âge moderne . La
barbarie scientifique. En regard, qu'est-ce qui caractérise la civilisation africaine? C'est
sa puissance d'intégration. Ici, je donne la parole à Léopold Senghor définissant la
civilisation africaine traditionnelle sur le caractère communautaire :
Nous disons communautaire et non collectiviste, comme on a l'habitude de le dire.
Notre société agricole était plus que
collectiviste. Elle n'était pas formée d'agrégat d'individus ; elle était fortement structurée, formée de coopérations
familiales dans le cadre de la mutuelle villageoise, la mutuelle reposait à la base, sur le sentiment religieux, ce qui
donnait à ses membres, avec une seule âme, un haut idéal de solidarité dans lequel tous communuaient ' .
Si j'avais à définir la civilisation noire, je la définirais comme une tentative réussie de
l’intégration de l'homme dans la société, de la société dans la nature, et de la mort
dans la vie.
Ce sont des sociétés communautaires, dit Senghor, communaucratiques , dit Sékou
Touré.
Ce qui est au fond la même chose : savoir que ces sociétés ont réussi à établir
sur des bases saines les rapports de l'homme, de l'individu et de la société, à michemin
d'un totalitarisme écrasant et de l'individualisme détériorant .Vous voyez
facilement les qualités que ce type de société peut développé : l' esprit de justice et
l'esprit de solidarité. Le sentiment d'une cohésion sociale. Bref un humanisme. Il y a
un humanisme nègre comme il y a une sagesse nègre. Et cela doit être mis à l'actif de
la civilisation africaine.
Voilà donc notre jugement de valeur établi. La civilisation africaine, à côtée ses
défauts qui sont évidents, a ses vertus spécifiques, des vertus qui font qu’elle mérite
de vivre, de survivre.
D'ailleurs, pour quoi ne pas le dire, toutes les civilisations méritent de survivre!
«L'humanité est un ensemble polyphonique» et chaque fois qu'une civilisation se tait,
c'est la richesse du monde qui en est appauvrie d'autant .
Car jamais et quelle que
soit la grandeur d'une civilisation, elle n'exprimera la totalité des possibilités humaines
et il est donc bon pour l'homme que d'autres civilisations, à côté de civilisations même
éminentes ou prédominantes, courrent leurs chances au nom de l'homme .
Mais il reste un second problème. Il ne suffit pas de dire qu'il est souhaitable que la
civilisation africaine survive. La question, la vraie question est de savoir si elle peut
survivre, si elle a des chances de survivre.
Eh bien, examinons ces chances. Il ne faut pas sous-estimer les chances d'une
disparition de la civilisation africaine.
La civilisation africaine est une civilisation
menacée. Que dis-je ? c'est une civilisation déjà largement entamée.
Par qui est menacée, par suite de quoi a été entamée, abîmée, la civilisation africaine?
La réponse est évidente. Par sa mise en contact avec l'Europe. Non pas du fait de la
mise en contact. Mais du fait de la manière dont cette mise en contact a eu lieu. Ils
rapprochent peut-être un enrichissement.
Ils rapprochent peut-être une détérioration.
Et parce que le rapprochement Europe-Afrique s'est fait dans des mauvaises
conditions, i.e. sous le signe du colonialisme - le rapprochement s'est traduit par une
détérioration de la civilisation africaine.
Balkhanisation, détribalisation, urbanisation, etc ... Tout cela, ce sont autant de coups
portés à la civilisation africaine traditionnelle.
Mais alors, me direz-vous, vous êtes
bien pessimiste sur les chances de survie de la civilisation africaine. Car enfin,
l'Afrique ne vivra pas si elle ne s'adapte pas au monde moderne et si elle s'adapte au
monde moderne, ce sera la fin de la civilisation africaine.
Eh bien, pour ma part, je ne suis pas pessimiste.
Et pour quoi cela? C'est parce que
dans une civilisation il faut distinguer deux choses: l'esprit de cette civilisation et les
composantes de cette civilisation. Or, ce qui est essentiel, ce qui assure la survie
d'une civilisation, ce qui est son moyen vivifiant c'est l'esprit. Tant que l'esprit n'est
pas mort, cette civilisation n'est pas morte.
Il y aurait tout un chapitre à écrire des
palingénésies de civilisations. Et moi je crois à une palingénésie de la civilisation
africaine. Plus exactement je crois à la possibilité d'existence d'une civilisation néoafricaine.
Qu'est-ce à dire ? Cela veut dire d'abord que beaucoup d'éléments de cette
civilisation seront européens ou américains. Peu importe. Mais que cette civilisation
peut n'en être pas moins africaine. (C'est la fameuse phrase de Senghor : L'Afrique
veut assimiler et non être assimilée). Ne dites pas que c'est une utopie.
L'Amérique, le
Japon ont bien une civilisation originale, à partir d'éléments dont aucun n'est original.
D'éléments divers est né un monde absolument nouveau. C'est ce qu'a bien montré
un sociologue américain, Max Lerner dans son livre La Civilisation Américaine'.
Cela
est à plus forte raison vrai pour l'Afrique. Le seul problème est celui-ci : de savoir si
l'Afrique sera écrasée par ses emprunts ou si elle dominera ses emprunts. Ces
emprunts, elle les dominera si elle a l'ossature forte, si elle est solidement
charpentée, si elle n'est pas dominée. Par conséquent, la première condition d'un
renouveau de la civilisation africaine, la première condition de l'apparition d ' u n e
civilisation néo-africaine, c'est la suppression de la domination européenne sur
l'Afrique, la suppression du colonialisme, mais aussi la disparition du néocolonialisme
: l'apparition en Afrique d'Etats indépendants, libres et forts, capables de
coordonner l'activité de citoyens et de lui donner une finalité.
Mais cela ne suffit pas.
La disparition du colonialisme est la condition première. Mais elle est négative.il existe
une deuxième condition: positive, celle-là. C'est la foi en soi.
Il n'est que trop vrai que certains peuples résistent mal à l'aventure coloniale, et
perdent toute foi en eux-mêmes.
Segalen dans les «Immémoriaux» raconte l'histoire
de ces peuples océaniens chez qui le contact avec l'Europe s'est traduit par un
schisme formidable qui a ébranlé toutes les assises sur lesquelles reposaient la vie de
l'individu et de la collectivité. C'est ce que Nietzsche appelait le tremblement des
concepts.
Ne dites pas qu'il s'agit là d'un cas limite.
Il est moins rare qu'on ne le croit. En
Europe, ne connaît-on pas des phénomènes du même genre, moins généraux sans
doute, mais tout aussi frappants ? Je viens de lire un article de Temps Modernes de
janvier 1962. Dans cet article, André Gorz analyse l'installation d'une mentalité d e
faillis dans un village espagnol.
Permettez-moi de vous en citer un extrait :
J'ai été témoin dans un village andalou de cette "clochardisation" culturelle que des
sociologues ont relevé par tout où une technologie archaïque est entrée en contact
brusque avec les techniques modernes.
Ce village connaît à la fois la disette, un taux
très élevé de chômage, de nombreuses parcelles d'assez bonnes terres sousexploitées,
des vergers gagnés par la dégénérescence, des mauvaises terres
abandonnées, des bateaux de pêche pourrissants.
Or il y a une dizaine d'années
encore, tous les vergers étaient soignés et arrosés, les bonnes et mauvaises terres
fumées, retournées à la houe, dépierrées, la pêche pratiquée intensivement. La
désaffection de ces activités n e peut être expliquée par des considérations
économiques seulement ; la plupart des petits cultivateurs et pêcheurs produisent
avant tout pour l'autoconsommation et, marginalement, pour le troc.
Les fils ont
abandonné le travail des pères, sans en trouver aucun autre, pour vivre dans un état
de semi mendicité et de sous-alimentation manifeste, se nourrissant de moules, de
tomates volées et de menu fretin pêché le long des plages avec des filets crevés.
De
leurs explications ressort ce qui suit : ça n e vaut pas la peine de travailler la terre à la
houe, de réparer les filets e t les bateaux et de manger mieux grâce à un travail ardu,
puisque t out à côté, il y a des tracteurs qui retournent des grands domaines, des
engrais chimiques, des motoculteurs dans les vergers et des chalutiers de haute mer -
et que de plus on voit passer des touristes en bagnoles américaines, avec des
transistors et des équipements de pêche sous eau, quoi qu'ils fassent, n'atteindront
jamais ce niveau là. Alors ils chôment, jeûnent, regardent jouir les seigneurs et rêvent
de gagner le gros lot.
Eh bien voilà bien une mentalité de faillite de la part d'un groupe social mis en contact
brusquement et sans préparation avec des groupes sociaux plus riches et plus
puissants. Ce n'est donc pas une vue théorique de dire que l'Afrique court le même
danger. Mais j'ajoute tout de suite que ce danger l'Afrique - et c'est un hommage qu'il
faut rendre à sa vitalité - a su y échapper ; que cette mentalité de faillite, ce
complexe de la faillite, l'Afrique, même confrontée avec la richesse d e l'Europe, avec
la technique de l'Europe, l'Afrique l'a ignorée.
La grande chose c'est que l'Afrique,
malgré ses tribulations et ses humiliations, a gardé la foi, qu'elle a confiance en elle-même,
qu'elle croit en elle-même. Que l'on écoute ses leaders politiques, que l'on
consulte ses écrivains, que l'on regarde vivre ses peuples, par tout nous découvrons la
même foi en l'Afrique, la même foi en la culture, en la culture africaine.
A l'heure actuelle, si l'on en croit une classification que je considère pour ma part
comme simpliste, il y aurait deux Afriques : l'Afrique réformiste et l'Afrique
révolutionnaire. Mettons l'Afrique de Senghor et l'Afrique de Sékou Touré.
Or, il est réconfortant de constater que ces deux Afriques que l'on veut opposer l'une à
l'autre sont d'accords au moins sur un point: l'affirmation de la personnalité africaine;
l'affirmation aussi du primat de la culture; cette culture n' étant conçue que comme
l'approvisionnement et le développement de la personnalité africaine.
Ecoutons
Senghor :
Sur le double plan du présent et du passé, de la colonisation et de la civilisation traditionnelle, en un mot sur le plan
de l’ histoire vécue, notre tâche est claire: Il faut sortir de notre aliénation pour construire la cité nouvelle.
Désaliénation politique, désaliénation économique, désaliénation sociale, encore une fois, tout se résume dans le
préalable de la désaliénation culturelle. Contrairement à ce que pensent nombre d'hommes politiques la Culture n'est
pas un appendice de la politique, que l'on peut couper sans dommage. Ce n’est même pas un simple moyen de la
politique. La culture est le préalable et la fin de toute politique digne de ce nom' .
Et encore :
L'indépendance de l'esprit, l'indépendance culturelle, est le préalable nécessaire aux autres indépendances, politique,
économique et sociale.
Voilà un langage bien remarquable de la part d'un homme politique, d'un homme
d'état. Cette primauté de la culture reconnue par un homme politique
mérite d'être saluée comme un des phénomènes les plus rassurants pour l'avenir de
l'Afrique.
Mais, me dira-t-on, Senghor est un poète et une exception en Afrique. Non. Le même
point de vue vous le retrouverez chez Sékou Touré que l'on pourrait prendre pour un
politique à l'état pur. Pas plus que Senghor, Sékou Touré n'a jamais dissocié son
activité politique de l'action culturelle (cfr. son message au 2ème Congrès des Artistes
et Ecrivains Noirs, Rome).
Les véritables leaders politiques de l'Afrique ne peuvent être que des hommes engagés, fondamentalement engagés
contre toutes les formes de dépersonnalisation de la culture africaine. Ils représentent ... les valeurs culturelles de leur
société mobilisée contre la colonisation. C'est en tant que représentant de ces valeurs culturelles qu'ils mènent le
combat de la décolonisation de toutes les structures de leur pays.
Et encore :
Nous avons, pensons-nous , notre propre message à délivrer, nos propres ressources
humaines a joindre aux ressources humaines de la société moderne, les valeurs
caractérielles de notre civilisation à apporter aux valeurs des autres civilisations.
Ce que disent ces hommes politiques, les poètes aussi, les poètes de la négritude (ce
sont parfois les mêmes) j'avais dit et continuent à le dire.
Ce n'est pas le lieu ici de développer cette notion si controversée de la négritude. Mais
je ne peux m'empêcher de dire combien ce mouvement dit de la négritude a joué un
rôle important dans la renaissance africaine.
Au sein des ténèbres colonialistes, les
poètes de la négritude sont ceux qui eurent foi, et transmirent foi. C'est le moment ou
jamais de reprendre la phrase de Saint-John Perse: «Quand les mythologies
s'effondrent, c'est dans la poésie que trouve refuge le divin ; peut-être même son
relais. Et jusque dans l'ordre social et l'immédiat humain quand les porteuses de pain
de l'antique cortège cèdent le pas aux Porteuses de flambeaux, c'est à l'imagination
poétique que s'allume encore la haute passion des peuples en quête de clarté».
« A. quoi sert de chanter? » nous demandent les utilitaires. Les chants de la négritude
ont servi à allumer la passion des peuples d'Afrique en quête de clarté, et c'est là leur
justification'.
Mais pour que naisse une civilisation ou pour qu'elle renaisse il ne suffit pas de vouloir
être soi. Cela est une condition nécessaire. Mais ce n'est pas une condition suffisante.
Les choses sont compliquées et se conditionnent dialectiquement :
1") Il faut vouloir être soi. 2") Il faut vouloir se dépasser et renoncer à soi...
«Si le
grain ne meurt». En réalité une double stimulation: celle de la particularisation et celle
de l'universalisation. A ce point de vue Nietzsche a à la fois raison et tort quand il écrit
ceci :
Il ne faut pas écouter, lorsque les hommes se plaignent de la disparition des coutumes populaires locales (costumes,
mœurs, notions juridiques, dialectes, formes de poésie, etc ...)
C'est précisément à ce prix-là qu'on s'élève sur le plan
super-national, qu'on aperçoit les buts universels de l'humanité, qu'on acquiert une connaissance profonde, une
compréhension, une jouissance de ce qui est passé et non indigène - en un mot, c'est ainsi que l'on cesse d'être
barbare.
Il y a du vrai et il y a du faux dans une telle phrase.
Au fond il y a deux manières
d'être barbare : on peut être barbare par oubli de soi, par dissipation de soi, par
manque de concentration sur soi, être barbare au contraire par excessif repliement
sur soi et par esprit villageois.
En bref, il faut être suffisamment clos pour prendre conscience de soi, et
suffisamment ouvert pour aspirer l'apport du dehors et le restituer à l'universel.
Or, je crois que ces deux conditions existent en Afrique.
L'Afrique a soif d'elle-même.
L'Afrique a faim du monde.
Toynbee, étudiant le problème du contact entre deux civilisations, une civilisation
«éminente» et une civilisation en péril d'être colonisée, distingue deux attitudes
possibles : une attitude de «zélotes» et une attitude «hérodienne ». L'attitude
«zélotique» c'est celle qui pour se défendre contre la pression d'un agresseur renforce
l'archaïsme indigène. C'est un traditionalisme de dé-fense. «L'hérodien», au contraire,
serait l'homme qui agit e n appliquant le principe suivant : la meilleure façon de se
défendre contre l'inconnu est d'en maîtriser le secret ...
Si le « zélotisme » est une
forme d'archaïsme suscitée par une pression étrangère, l'hérodianisme est une forme
de cosmopolitisme suscitée, précisément, par le même agent extérieur.
Il est rassurant de constater que l'Afrique moderne ignore cette querelle et entend
transcender l'antinomie «zélotisme-hérodianisme».
L'africanisme n'est ni passé figé, ni
européanisation mimétique et systématique. Elle est vie, c'est-à- dire croissance
enracinée, échange, assimilation et création.
Le nationalisme nègre n'est jamais un nationalisme étriqué. C'est un nationalisme
ouvert.
La nation n'est pas considérée comme fin en soi, mais comme mutation,
médiation à l'universel. Jadis, Rabindranath Tagore parlait de la nation comme de
l'intérêt égoïste de tout un peuple, en ce qu'il a de moins humain et de moins
spirituel. C'est juste la conception inverse qui définit l'Afrique, la nation est médiation
au monde, médiation à la fraternité.
Et la repersonnalisation, initiation à l'univers. Ici
encore, je cède la parole à Sékou Touré, dans son message au Congrès de Rome :
L' homme d'Afrique, hier encore marqué par l'indignité des autres, déchu des entreprises universelles, éloigné d'un
monde qui l'avait infériorisé par la pratique de la domination, cet homme dépouillé de tout, apatride dans son propre
pays, assis nu et diminué sur ses propres richesses, ressurgit brusquement au monde pour revendiquer la plénitude
de ses droits humains et une entière participation à la vie universelle ...
L'Afrique, qui encore jouet et enjeu d'appétits
déchaînés, est aujourd'hui engagée tout entière sur le chemin de sa liberté, de sa réhabilitation complète. Hier
dominée mais non conquise, l'Afrique est déterminée à délivrer au monde son message particulier et à apporter à
l'univers humain le fruit de ses expériences, la totalité de ses ressources intellectuelles et les enseignements de sa
culture propre.
Voilà pour quoi en définitive, et sans me boucher les yeux sur les difficultés africaines,
voilà pourquoi je crois qu'un e civilisation africaine, une civilisation néo-africaine a ses
chances.
Et maintenant, pour finir, je voudrais vous dire pour quoi il est indispensable que
l'Afrique ne meure pas. L'humanité traverse la plus grave crise de sa longue histoire.
Les fabricants de fusées s'affairent de part et d'autre. La course à la plus grosse
bombe atomique est désormais ouverte, en attendant la course au plus gros tas de
cadavres et de gravats, de villes anéanties. Par les soins de l'homme, le monde est
entré dans l'ère de la Peur.
Nous savons bien que désormais il n'est plus de refuge, plus d'ilôt de sécurité, plus
d'île bienheureuse : que la catastrophe peut survenir n'importe quand et sur n'importe
quel prétexte. Le monde entier, et dans ses moindres recoins est désormais concerné,
concerné et solidaire.
Inutile de chercher à situer les responsabilités.
L'Ouest ? L'Est ? Nous, hommes
d'Afrique, nous disons que l'homme, l'homme éternel, et singulièrement l'Europe, sont
mis en cause. La civilisation européenne est mise en cause, avec sa démesure et sa
volonté de puissance.
Une chose est désormais claire : que malgré ses immenses succès, peut- être même à
cause de ses immenses succès et de l’esprit de vertige qui en résulte, la civilisation
européenne a conduit le monde à une tragique impasse.
Eh bien, c'est de cette impasse qu'il est vital de sortir.
Dès lors, comment ne pas
penser comme recours, à des «cœurs de réserve» si non à l'Asie, trop prise dans le
jeu, trop empêtrée dans les fils que d'autres excellent à tirer, mais à l'Afrique?
L'Afrique, le continent blessé sans doute, entamé lui aussi sans doute, pauvre au
surplus et dénué, mais intact dans ses profondeurs et dont nous persistons à croire
que l'on n'a pas encore su mobiliser toutes les richesses morales et intellectuelles.
Oui, nous avons besoin, un besoin impérieux, un besoin vital, quasi physique de
l'Afrique.
Nous attendons l'Afrique ; qu' elle se ressaisisse, qu'elle se domine; qu'elle se
définisse ; qu'elle s'affirme. Nous attendons l'Afrique, non pas une Afrique fantôme,
selon l' expression de Michel Leiris ; mais une Afrique rénovée ; l'Afrique essentielle,
sûrs que nous sommes qu'elle n'est pas seulement quémandeuse de crédits, et
mendiante de leçons mais aussi porteuse de mission et à sa manière «déifère».
C'est le rôle des hommes de culture nègres, c'est le rôle de «Présence Africaine»
d'appeler l'Afrique à cette tâche, à cette mission ; c'est leur rôle d'animer l'Afrique,
ses hommes d'Etat, ses peuples, ses élites, à cette ambition, à cette grande
ambition ; celle qui consiste à penser qu'elle a quelque chose à dire au monde;
quelque chose qui aidera à ré-équilibrer le monde.
Aime Cesaire
NOTES
• On présente ici le texte d'une conférence donnée en Italie dans le cadre des programmes de l'Associazione Culturale
Itallana en janvier 1962. Sous permission de l'auteur et de l'AC !.
• T. Ola Wale Elias, La nature du droit coutumier africain, Paris, Présence Africaine, 1961.
•Léo Frobenius, Histoire de l a civilisation africaine, Paris, Gallimard, 1936, pp. 14 et 15.
•Léopold Senghor, Nation et voie africaine du socialisme, Paris, Présence Africaine, 1961,p. 82.
• Max Lerner, La Civilisation Américaine, Paris, Seuil, 1957., Senghor, p. 207.
• C'est un grand écrivain italien, Cesare Pavese, qui constate : « Quand un peuple n'a plus un sentiment vital de son
passé, il s'éteint. La vitalité créatrice est faite d'une réserve de passé». Cela explique le double visage de la
"négritude", résolument tourné vers l'avenir et en même temps pieusement fidèle au passé.